Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 22.djvu/569

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peut atteindre, parce que ce sont des jours, des années, des siècles sans nombre ; disons mieux, parce que dans l’éternité, il n’y a proprement ni jours, ni années, ni siècles, et que c’est seulement une durée infinie. Voilà à quoi je m’attache, et sur quoi je fixe mes regards. Car je m’imagine que je vois cette éternité, que je marche dans l’éternité, et que je n’en découvre jamais le bout. Je m’imagine que j’en suis enveloppé et investi de toutes parts, que si je m’élève, si je descends, de quelque côté que je me retourne, je trouve toujours cette éternité ; qu’après mille efforts pour m’y avancer, je n’ai pas fait le moindre progrès, et que c’est toujours l’éternité. Je m’imagine qu’après les plus longues révolutions des temps je vois toujours au milieu de cette éternité une âme réprouvée, dans le même état, dans la même désolation, dans les mêmes transports, et, me substituant moi-même en esprit dans la place de cette âme, je m’imagine que, dans ce supplice éternel, je me sens toujours dévoré de ce feu que rien n’éteint, que je suis toujours rongé de ce ver qui ne meurt point. Cette idée de moi-même, cette peinture me saisit et m’épouvante. Mon corps même en frémit, et j’éprouve tout ce qu’éprouvait le prophète royal lorsqu’il disait à Dieu : Seigneur, pénétrez ma chair de votre crainte et de la crainte de vos jugemens : « Confige timore tuo carnes meas. » [Sur l’éternité malheureuse. Dimanches, III, 300-301.]


S’il y avait beaucoup de pages de cette beauté dans l’éloquence de Bourdaloue, Bossuet ne serait-il pas égalé ? Et, j’entends bien ce que l’on dira, que, dans ce passage même, et plus manifestement encore dans les deux autres que nous avons cités, le « procédé » se voit ; que la répétition est un moyen toujours facile de conduire un développement ; que le moyen est plus facile encore quand c’est un texte que l’on commente : Memento quia pulvis es ! Et, je n’en disconviens pas ! Oui, c’est un procédé, puisque je l’analyse. Mais il y a des « procédés » légitimes, si toute méthode, en somme, n’est qu’un procédé. Seulement, parmi ces « procédés, » et en dépit de toutes les « rhétoriques » du monde, il y en a qui ne sont à la portée que de quelques-uns. On savait aussi, dans la maison d’Ithaque, l’usage de l’arc d’Ulysse, et on connaissait même la « manière de s’en servir, » mais personne cependant ne réussissait à le tendre. Et de fait, parmi les orateurs de la chaire française, combien sont-ils qui soient Bourdaloue ? Si l’éloquence a ses « procédés, » combien comptons-nous de prédicateurs qui aient su s’en servir ? Et si nous en trouvons cinq ou six, — mettons-en, si l’on le veut, dix ou douze, — ne conviendra-t-on pas que ces « procédés, » plus faciles à analyser qu’ils ne le sont à appliquer, ne sont pas tant des « procédés » que des caractères de l’éloquence de ceux