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le Saint de la Montagne qui l’a envoyée » pour sauver Aligi en s’accusant à sa place ? Ce Saint de la Montagne ne nous apparaît qu’un instant, au début du second acte : mais en un relief si fort, et avec un si beau rôle, que peu s’en faut qu’avec Mila di Codra nous ne voyions en lui le vrai héros de la pièce. C’est un de ces « hommes de Dieu » comme on en rencontre encore dans les pays de mœurs anciennes et de grande foi. Sans avoir rien appris, il sait tout : il sait les herbes qui guérissent les malades, les prières qui délivrent les possédés ; et il n’y a point dans les cœurs de secrets pour lui. A Aligi, qui lui demande s’il pourra réaliser son projet de se rendre à Rome pour y être délié de ses fiançailles : « Tous les chemins de l’homme semblent droits à l’homme, répond-il : mais Dieu pèse les cœurs. De hautes murailles, la Cité a de hautes murailles, et de grandes portes de fer, et, tout a l’entour, de grandes sépultures où croît le gazon. Ton agneau ne broutera point de ce gazon, berger Aligi ! » Et comme le jeune homme lui a dit, de Mila, qu’elle savait « se plaindre sans se faire entendre » : « Femme, lui dit le Saint en s’éloignant, si le bien est vraiment avec toi, fais qu’il se répande de toi comme la plainte, sans qu’on l’entende ! » C’est lui qui cache la malheureuse, après le crime d’Aligi, et qui, au nom de Dieu, lui ordonne de s’immoler pour racheter le coupable.


Ainsi, par l’inspiration générale et par tous les détails de la mise en œuvre, la Fille de Jorio est manifestement une tragédie chrétienne. Toute remplie, comme les œuvres précédentes du poète, de la pure sève nationale, elle ne cherche plus à ressusciter un soi-disant idéal latin d’il y a deux mille ans, ni de la Renaissance : mais plutôt elle s’inspire de cette simple, ardente, et active piété qui, depuis les reliefs funéraires des Catacombes jusqu’aux Chemins de Croix des pèlerinages calabrais ou lombards, se manifestant à nous toujours la même sous mille formes infiniment variées, doit bien être la fleur la plus vivace et la plus précieuse de l’âme populaire italienne. Et le public italien l’a bien compris, qui, dès le premier soir, a fait à la pièce un accueil enthousiaste[1] : heureux d’y retrouver, sous l’ornement d’une incomparable beauté poétique, un écho de ses sentimens et de ses croyances. Et ceux-là aussi paraissent l’avoir aussitôt compris qui, parmi les jeunes auteurs italiens, se plaisaient jusqu’ici à prendre

  1. Représentée, la première fois, à Milan, il y a quelques mois, avec Mme Duse dans le rôle principal, et aussitôt acclamée, la Fille de Jorio a obtenu le même succès sur toutes les scènes d’Italie où elle a paru.