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7 janvier, dans la propre chambre à coucher de Lorenzino où il a habitué les siens à entendre sans s’en inquiéter d’effroyables tapages. M. Gauthiez nous conte ainsi l’atroce tragédie :


… Il neigeait, et par ce samedi soir la ville en liesse s’ébattait dans les rues blanches…

Le duc licencia ses gens sur la place. Il fit mine de rentrer dans son palais. Il mit seulement le Hongre, son fidèle, de planton sur l’autre côté de la rue, en lui disant de ne point bouger s’il n’était pas appelé. Au bout d’un certain temps, le factionnaire eut froid, et, comme un chien frileux, rentra se coucher au palais.

Le duc entra dans son appartement pour vêtir un costume de conquête, grande robe en satin fourrée de zibeline, et gants parfumés. Il avait hésité un moment s’il prendrait ces gants de maille qui étaient d’usage dans les expéditions nocturnes. Mais il se ravisa : « Prenons ceux à faire l’amour. Laissons ceux de guerre. » Pourtant, il avait son épée.

Les voilà seuls, Lorenzino et lui, au coin de rue qui s’appelle encore le coin de Bernadetto de Médicis, à cause d’un brave parent qui logeait là force gens, et surtout des ribauds et des courtisanes, sans fausse honte. Ils entrent à gauche, dans la chambre du rez-de-chaussée. Il y a grand feu ; le duc est un peu étourdi par ses courses de la journée, par le grand froid, auquel succède brusquement la grosse chaleur du foyer qui flambe : on verra clair dans cette chambre ! Mais les rasades, la fatigue délicieuse, qui prépare aux joies prochaines ( ? ), l’engagent à gagner le lit. Lorenzino tire les grands rideaux, le duc ôte de sa ceinture l’épée, et la dague ; il se laisse enlever sa robe, il se couche. Et Lorenzino lui dit de se reposer pendant qu’il va chercher l’amoureuse. Pour éviter que la flamme du foyer n’incommode le duc, il tire et rejoint avec soin les courtines, il enveloppe bien le lit… Lorenzino prend l’épée et la dague, il tortille autour des gardes ciselées les courroies, du ceinturon, il fait un paquet impossible à défaire. Et il jette les armes sur un lit de repos. Tout est prêt : « Reposez-vous, dit-il au duc, et cependant je m’en vais faire venir qui vous savez. »

Celui qu’il fait venir, c’est Scoronconcolo. Un autre, Freccia, garde la porte. Lorenzino rentre, il ferme la porte à clef, met la clef dans sa poche, et marche vers le lit. Il faut faire vite… Lorenzino lève le rideau d’une main. « Dormez-vous, Monseigneur ? » et en même temps que la parole, arrive au duc une estocade d’épée courte, qui le traverse de part en part. Il présentait les reins, et Lorenzino l’a si bien ajusté que, du coup remontant, le diaphragme même a été percé. Blessure mortelle ; mais la bête est dure, et il faut achever sans que l’on entende.

Le duc, sous la pointe du fer, s’est rejeté vers la ruelle, en se roulant sur les matelas ; il veut sortir par les rideaux, mais il s’y empêtre. Il a la force de dire : « Ah ! Laurent, donne-moi la vie pour l’amour de Dieu. — Je ne veux qu’une seule chose de vous, » répond l’autre en sautant sur lui et le rejetant sur le lit. Mais il faut du silence ; la main gauche de Lorenzino s’est plaquée sur la bouche d’Alexandre ; il lui enfonce le pouce et l’index dans la bouche en lui disant : « N’ayez crainte, seigneur ! » Le duc saisit entre