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Croyez, chère Madame, que je n’ai jamais été si heureux que près de vous dans cette année que j’appelais d’exil, croyez que mon cœur s’y reporte souvent et qu’ici je tourbillonne, mais ne vis pas.

A vous donc, cher Olivier.


16 mars 1841.

Ce n’est pas en arrivant aux Agites, mais bien aux Cépés, que j’ai récité un sonnet. Le souvenir de tout ceci m’est très présent et je n’ai pas oublié un seul de nos pas durant ces trois jours, pas même, chère Madame, ce pas si périlleux et où il me paraît bien que je ne brillais point par l’audace. Qui me rendra de telles émotions et de si beaux jours, et le promenoir des Tours, et le dîner au bord du torrent, et les omelettes de l’auberge des Mosses ? Le printemps, qui commence déjà ses rayons, m’a réveillé tous les désirs et les regrets[1]. Me voilà, au lieu de cela, accroché dans une cage du pont des Arts comme du raisin très vert que viennent piquer tous les oiseaux qui passent. J’en enrage au fond, en ayant l’air de sourire, j’en rougis au plus avant de mon antique chevalerie humiliée, j’en souffre au cœur de ma pauvre poésie qui s’en outrage. Je lui redis comme Ronsard à sa forêt : tu perdras ton silence ! Enfin, il n’y a qu’à dissimuler pour le quart d’heure. Mais ceci devra finir.

Si, là-bas, d’ici à quelques mois, à quelques années, que sais-je ? il y avait quelque moyen, quelque combinaison de vie simple et studieuse (et non professorale), une revue à faire ensemble, un je ne sais quoi de possible et d’imprévu, qui donnât le pain et ne fût pas toute la vie, en vérité… je n’ose achever, car cela vous paraîtra fou. Malheureusement ce n’est qu’impossible.

J’ai enfin vu Mickiewicz ; j’ai dîné avec lui chez M. de Kergorlay, de nos amis. Nous avons fort parlé de vous ; il vous désire ici à l’un de ces printemps, et je me suis chargé de vous le dire. Ils sont fort jolis en effet (nos printemps), et M. Eynard parait les goûter en toute légèreté. Il est fort aimable, il m’a

  1. Allusion à une course dans la montagne que Sainte-Beuve fit avec Juste Olivier, pendant son séjour à Lausanne, et qu’Olivier a racontée dans ses Souvenirs littéraires.