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de la position qu’il a soulevée. Peut-être a-t-il voulu attendre les Chambres pour avoir raison avec plus d’éclat.

« Il a contre lui les conservateurs, il a contre lui le parti démocratique, et le Roi n’est pas pour lui. Mais je vous ennuie de mes craintes ; dans ce moment, cet état de choses en France est une de mes douleurs. J’en aurais pourtant bien assez sans cela.

« Ce qui n’en est pas une, c’est l’incroyable cynisme d’attaques dont nous, la Revue, et votre ami en particulier, sont l’objet depuis quelques mois.

« Mais, à voir ce qui se passe de tous côtés et au-dessus de soi, on n’a pas droit de se plaindre.

« Je n’ai pas encore vu Lèbre, ni reçu le manuscrit. Je ferai comme vous désirez, j’espère qu’il n’est pas parti. Je n’ai pas encore vu Mickiewicz. Voici un sonnet imité de Ruckert qui vous paraîtra peut-être avoir un lointain écho de ranz des vaches :

Et moi, je fus aussi pasteur en Arcadie,
J’y fus ou j’y dois être, et c’est là mon berceau,
Mais l’exil m’en arrache : à l’arbuste, au roseau
Je vais redemandant flûtes et mélodie.

Où donc est mon vallon ? partout je le mendie,
Une femme aux doux yeux qui montait le coteau :
« Suis-moi, dit-elle, allons à ton vallon si beau. »
Je crois, elle m’entraîne et fuit. O perfidie !

Une autre femme vient et me dit à son tour :
« Celle qui t’a trompé, c’est Promesse d’amour ;
Moi je suis Poésie et n’ai point de mensonge.

Dans ta chère Arcadie, au-delà du réel,
Je le puis emporter, et sur un arc-en-ciel,
Mais d’esprit seulement, — vois s’il suffit du songe[1] ? »

« Il est vrai que mon cœur répond non sans hésiter. »


Jeudi, 19 novembre 1840.

« Chère Madame,

« Je suis bien en retard avec vous, mais ce n’est pas ma pensée qui a fait faute. Lèbre[2], qui est maintenant un témoin, pourra

  1. Ce sonnet a été publié sans retouche au tome II des Poésies complètes de Sainte-Beuve ; il aurait pu servir d’épilogue au Dernier rêve, car il s’y rapporte évidemment.
  2. Nous avons attendu jusqu’ici pour parler de Lèbre. De tous ceux que Sainte-Beuve avait rencontrés chez Juste Olivier, Adolphe Lèbre était certainement celui qui lui avait laissé le plus profond souvenir, après Vinet. Pourtant il n’avait rien écrit encore, mais, avec une « organisation délicate, élevée, timide, harmonieuse, » il apportait à l’étude des plus grands problèmes de la science et de la philosophie « un esprit dégagé de tout préjugé et l’ardeur dévorante d’une sainte curiosité. » Vinet disait de lui qu’il n’avait jamais connu un amant plus sincère, plus désintéressé et plus religieux de la vérité. « C’est un esprit de philosophe et un cœur de chrétien, » mandait-il à M. Verny quand Lèbre partit pour Paris. Orphelin de bonne heure, les Olivier le regardaient comme leur fils adoptif et l’avaient recueilli chez eux. Il aimait la vie de famille, qu’il avait trouvée à leur foyer et à laquelle il s’était associé dans ses moindres détails, « berçant un enfant d’aussi bon cœur que s’il se fût agi d’écrire une étude philosophique, se laissant gronder avec soumission, quand la fièvre intellectuelle qui l’a dévoré toute sa vie s’exaltait au point de faire de son travail une véritable maladie. » Les enfans d’Olivier l’appelaient l’oncle Lèbre. Ce fut Sainte-Beuve qui l’attira à Paris. Après avoir été quelque temps, dans une maison méthodiste, précepteur de M. Edmond de Pressensé, il s’essaya à la Revue des Deux Mondes et y obtint un grand succès avec un premier article sur les Études égyptiennes en France. « Renvoyez-nous Lèbre retrempé aux lacs vaudois, écrivait Sainte-Beuve à Mme Olivier dans le courant de l’automne de 1842, mais avec une provision d’activité parisienne. Il peut, s’il le veut, dans la disette où l’on est, et agréé comme il l’est, devenir le premier écrivain de la Revue, l’un des plus fréquens. Cela n’est pas à mépriser… » Et il ajoutait : « Qui nous eût dit cela et le reste à l’un des soirs de 1838 ? » Mais, hélas ! la folie le menaçait. Après avoir publié dans la Revue des Deux Mondes de très remarquables articles sur la Crise de la philosophie allemande, puis sur le Mouvement des peuples slaves, qui le posèrent définitivement dans le monde intellectuel, il donna subitement des signes de dérangement d’esprit et l’on fut obligé de l’enfermer dans une maison de santé où il mourut quelque temps après, laissant un grand vide dans le cœur de tous ceux qui l’avaient approché. M. Marc Debrit, aujourd’hui directeur du Journal de Genève, a recueilli et publié ses œuvres, en 1836, chez G. Bridel, à Lausanne, avec une excellente notice biographique de Juste Olivier.