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autres, va-t-il donc être le dix-neuvième ? Pauvre, pauvre Ervoanik !… Oh ! si elle pouvait trouver dans l’ardeur même de son amour le courage d’y renoncer ! que la Vierge lui soit en aide ! Eh bien ! oui, ce courage, elle l’aura. Elle dira tout à Ervoanik, et, s’il prétend qu’elle soit sa femme quand même, du moins elle lui refusera son baiser. Sur ces entrefaites, la mère remonte et, apprenant le dessein de sa fille, se répand en menaces, en supplications. Sur qui compter désormais si l’instrument de sa haine se change en un instrument de pitié ?… Mais Aliette s’obstine, ne veut rien entendre. Alors qu’imagine la vieille ? Tout simplement de raconter qu’Ervoanik est déjà lié à une autre femme et qu’il en a deux enfans. « D’ailleurs, si tu ne me crois point, interroge-le lui-même. » Le trouble de la jeune fille laisse le temps à la mégère de mettre le garçon de moitié dans son jeu. « Dites oui, n’est-ce pas ? histoire de l’éprouver. » Il y consent avec d’autant plus de docilité qu’il est encore à demi pris de vin et tout hébété de sommeil. Et voilà dûment motivée, et solidement, rattachée à l’action, et poussée à son maximum d’intensité tragique, la scène de vengeance amoureuse qui, dans l’état de mutilation de la gwerz, restait obscure et inexpliquée.

Inutile, je pense, d’insister davantage sur l’identité des deux pièces. Et le dénouement aussi est le même de part et d’autre. Nous assistons à la lecture du sinistre « règlement des lépreux, » en vertu duquel on revêt Ervoanik d’une cagoule noire. Puis vient la célébration de l’Office des morts ; le curé asperge d’eau bénite le cadavre vivant de l’homme qui va entrer dans l’éternelle solitude ; et, au son lugubre des cloches carillonnant le glas, tout le cortège s’achemine, tel un convoi d’enterrement, vers la « maison blanche, » vers la demeure définitive où l’amoureux d’Aliette Tili mourra plus encore des baisers qu’elle ne lui donnera plus que de celui qu’elle lui a donné.

C’est précisément l’originalité de la « tragédie légendaire » de M. Henry Bataille qu’elle s’écarte le moins possible de l’œuvre primitive. Les traits de la gwerz ancienne restent si visibles sous son rajeunissement contemporain, que la pénétrante sagacité de M. Jules Lemaître l’a pour ainsi dire, reconnue, en ignorant qu’elle existât. Vous jureriez, écrit-il, d’une chanson d’il y a quatre ou cinq siècles, v Et cela n’est pas une traduction, et pourtant cela a l’air d’être traduit d’une très vieille poésie, avec, çà et là, des bizarreries voulues, qui font douter (comble