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envoyé puiser de l’eau pour les usages domestiques, il recule épouvanté devant sa propre image, aperçue dans le miroir de la fontaine. Est-ce donc lui, ce visage décomposé, cette chair qui « tombe en lambeaux ? » Et soudain, l’atroce vérité lui crève les yeux.


Je sais où j’ai été empoisonné :
C’est en buvant du vin dans le même verre
Qu’une fille jolie que j’aimais !…


C’est, d’ailleurs, toute sa plainte et sa récrimination. Le sort qui lui est réservé, il le connaît et, par avance, s’y résigne. S’il se permet un dernier vœu, c’est pour demander que la logette où il devra vivre désormais, retranché du commerce des humains, soit bâtie « près du chemin qui conduit à Saint-Jean » et percée d’une fenêtre dans le pignon, afin qu’il puisse encore voir la procession de son village se rendre au pardon de Saint-Kadô. Toute la paroisse, clergé en tête, l’accompagne, selon l’usage, à la triste demeure qu’il ne quittera plus que pour la tombe.


L’humble chanteur trégorrois qui, sous le règne de Louis XIII ou de Louis XIV, composait ou, comme on dit en Bretagne, « levait » cette complainte en langue barbare, serait, je pense, fort étonné d’apprendre, dans le petit cimetière inconnu où il dort, que, reprise à trois cents ans d’intervalle par un lettré et transportée quasi telle quelle sur une scène française, elle est apparue comme une œuvre dramatique de saveur pénétrante et neuve au plus délicat, au plus raffiné des publics. Telle est pourtant l’exacte vérité. La Lépreuse, de M. Henry Bataille[1], donnée en 1898 à la Comédie-Parisienne, n’est rien de plus qu’une intelligente mise au point de la gwerz de Iannik Coquart.

L’auteur contemporain, nous l’allons voir, s’est fait un devoir de conscience, — et qui la merveilleusement servi, — de suivre pas à pas le poème breton. Cette préoccupation se sent jusque dans les moindres détails. S’il change, par exemple, le prénom de Iannik en celui d’Ervoanik, de mine plus exotique, c’est qu’il y est autorisé par une transcription fautive du traducteur[2]. De même pour le prénom d’Aliette substitué à celui de Marie Tili, comme plus euphonique, je suppose, et moins banal :

  1. Ton sang, précédé de La Lépreuse, Paris, 1898.
  2. Gwerziou Breiz-Izel, etc., t. I, p. 253, t. 10.