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Il n’est que trop vrai, cependant, qu’elle meurt à cause de lui. Et il le sait, et il le sent si bien, et sa douleur en est si profonde qu’à peine Jeanne Le Judec a-t-elle rendu l’âme qu’il expire lui-même, sur le cadavre de la morte, la tête appuyée à son giron. Le dénouement, comme l’exposition, est indiqué en quelques vers :


Ils sont tous deux sur les tréteaux funèbres ;
Ils sont allés vers le même tombeau,
Puisqu’ils n’ont pas été dans le même lit.
Ils avaient été choisis par Dieu
Pour mener ensemble la vie de deux époux.


Telle est la gwerz de Janet ar Iudek. Sera-t-il excessif de dire que tout en est dramatique à souhait : la situation, les caractères, les sentimens en conflit, la marche du dialogue et jusqu’à la division en actes nettement coupés, comme ménagée par le poète lui-même ? Or, cette gwerz ne représente, en somme, qu’un spécimen quelconque des cent soixante-dix ou cent quatre-vingts pièces analogues recueillies par Luzel. J’aurais pu analyser aussi bien n’importe quel autre de ces poèmes populaires, la sombre histoire de Marguerite Charles, par exemple, ou la noble et touchante élégie de l’Héritière de Keroulaz.

A quel point les Gwrziou sont déjà du théâtre, — j’entends du théâtre viable, mûr pour la scène et n’attendant que d’y être transporté pour y faire figure qui vaille, — nous en avons un témoignage assez piquant dans la fortune récemment échue à rime d’elles, à la gwerz de Jannik Coquart. Je résume celle-ci d’après les trois versions bretonnes qu’on en possède. Donc, Iannik Coquart, de Ploumilliau, est « le plus beau fils de paysan qui soit dans le pays. » Dès qu’il se montre dans la rue, les seuils se garnissent de jolies filles accourues pour le contempler. Son choix s’est fixé sur la plus jolie de toutes, qui se trouve être en même temps la plus riche, puisqu’on « donne avec elle une dot considérable…, sept métairies, une pleine boisselée d’argent, une jatte comble de fil blanc, plus une charrette ferrée, attelage compris. » Un beau parti, certes ! Pourtant, dès qu’il s’ouvre à ses parens de son désir d’épouser Marie Tili, ceux-ci lui répondent par un refus brutal. Non : il n’épousera pas Marie Tili, car ce serait un déshonneur pour lui comme pour eux : Marie Tili a la pire des tares, Marie Tili porte en elle un mal abject, Marie Tili est lépreuse !