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du cochon, et qu’il la dévora tout entière, encore qu’il fallût neuf hommes pour la soulever ; comment il en résulta un massacre général entre gens d’Ulster et de Connaught ; comment Mac-Dathô lâcha son chien au milieu des combattans, « pour voir de quel côté il irait ; » comment enfin cet animal, « fort intelligent, » se rangea du parti des vainqueurs et fit des vaincus une ample pâtée.


On serait assurément mal venu à chercher, dans cette œuvre d’un génie inégal, une composition très serrée. L’art, toutefois, n’en est point absent, et des beautés y éclatent, qui ne sont pas niables, et qui sont bien, si je ne me trompe, des beautés d’ordre dramatique. J’ai dit à quelle considération j’avais obéi, en choisissant, pour ma démonstration, l’Histoire du cochon de Mac-Dathô. Elle n’est qu’un exemple au hasard entre vingt autres. Qu’on prenne toute l’épopée irlandaise : le sentiment tragique y transpire à chaque page. M. d’Arbois de Jubainville n’a rien avancé de paradoxal, quand il a dit de ces poèmes, déclamés, chantés et peut-être mimés par les filé dans les dûn des rois, aux veillées d’hiver, ou devant les multitudes, en plein air, aux grandes assemblées périodiques de mai, d’août et de novembre, qu’ils ont été pour l’Irlande d’autrefois ce que sont aujourd’hui pour nous le théâtre et même le café-concert[1].

Ce qui est vrai de l’épopée irlandaise ne l’est pas moins de l’épopée galloise. Thomas Stephens, dans sa Literature of the Kymry, observe avec raison que « les Mabinogion sont pleins de dialogues » où l’on peut voir comme autant d’embryons scéniques. Il ne serait même pas excessif de dire que, dans la plupart de ces récits, c’est l’élément dramatique qui joue le rôle prépondérant. Contentons-nous d’en donner ici pour preuve le poème de Kulhwch et Olwen, précisément cité par Renan[2].

La belle-mère de Kulhwch, fils de Kilydd, a résolu de se venger sur lui d’avoir été épousée de force, en secondes noces, par son père. Elle lui fait donc cette prédiction : « Ton flanc ne se choquera jamais à celui d’une femme, que tu n’aies eu Olwen, la fille d’Yspaddaden Penkawr. » Et, à l’instant même, il se sent pénétré jusqu’aux moelles de l’amour de cette jeune fille inconnue. Il n’aura de repos, dorénavant, qu’il ne fait

  1. La civilisation des Celtes et celle de l’épopée homérique, p. 134.
  2. Essais de morale et de critique, p. 397.