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enseveli, vous et votre réputation, sous ses ruines. Quelques hommes dans ce monde, et je suis de ce nombre, auraient compati à votre destinée et se seraient dit que tant de talent, tant d’énergie, tant d’audace méritaient mieux de cette divinité capricieuse, qui aime pourtant les audacieux. Mais l’univers vous eût condamné, et la Prusse eût maudit votre mémoire. Eh bien ! si vous devez beaucoup à la fortune, vous devez aussi beaucoup aux causes particulières, qui ont si malheureusement paralysé l’action de la France, et il eût été bien préférable, pour vous comme pour nous, qu’une entente eût présidé aux événemens de l’année dernière. En effet, au lieu de cette rivalité créée entre la Prusse et la France, au lieu de cet échec grave qui abaissait si profondément notre pays, et dont les conséquences peuvent, de proche en proche, amener un conflit violent entre nous, et remettre en question ce que Sadowa a décidé, ne valait-il pas mieux pour vous que vos triomphes fussent en même temps une victoire pour la France, et que, de chaque côté du Rhin, votre nom fût salué des mêmes acclamations ? Eh bien, cela était possible. J’en avais conçu la pensée. » Alors il raconta sa proposition au Conseil, quelque temps avant Sadowa, « de donner à la Prusse tout le nord de l’Allemagne, du Mein à la Baltique, à la condition d’indemniser sur la rive gauche du Rhin les princes dépossédés sur la rive droite. »

Bismarck éprouva quelque surprise de cette étrange proposition, et se contenta d’invoquer la répugnance des populations rhénanes à accepter des princes étrangers à la maison de Brandebourg. Persigny lui confia encore, sous le sceau du secret, une autre combinaison qu’il tenait en réserve pour le moment où la guerre serait près d’éclater, qui était de prendre les États du roi de Saxe en le transportant sur la rive gauche du Rhin. Il faut vraiment la puissance d’égotisme de l’ancien ministre pour avoir lu, dans le silence que garda Bismarck, la vision d’un ordre de choses propre à préserver la France et l’Allemagne d’une des plus terribles luttes de l’histoire.

Bismarck recueillit, partout où l’on consentit à causer avec lui, ce langage de mécontentement, et l’impression principale qu’il emporta de son séjour à Paris fut que les Français considéraient la victoire de Sadowa comme un échec personnel, qu’ils ne renonçaient pas à réparer. Il partit, de plus en plus convaincu de l’inévitable fatalité d’une guerre avec la France. Guillaume