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Un petit incident, qu’on a trop grossi, lors de sa visite au Palais de Justice, ne lui fut pas non plus agréable. Au sommet du grand escalier, au moment où il allait s’engager dans les vestibules, sortit d’un petit groupe de quatre ou cinq avocats, comme un murmure plutôt que comme un cri : « Vive la Pologne ! » Si le mot de Monsieur fut ajouté, il ne fut entendu ni par le Tsar, ni par ceux qui l’accompagnaient. Lebœuf s’avança vivement vers les avocats, qui, aussitôt, se dispersèrent et se perdirent dans la foule. Aucune autre manifestation ne troubla la visite ou ne se produisit à la sortie, et le Tsar s’en retourna paisiblement, sans paraître s’être aperçu de la protestation. Mais, le lendemain (6 juin), un événement beaucoup plus grave allait le troubler.

Il avait, avec le roi de Prusse, assisté à Longchamps à une magnifique revue de 60 000 hommes commandés par Canrobert, au milieu d’une immense multitude, enthousiaste et joyeuse, et il revenait avec l’Empereur et les deux Grands-Ducs dans une calèche. A la hauteur de la Cascade, Raimbeaux, l’écuyer de l’Empereur, aperçut un jeune homme, qui, d’un mouvement rapide, levait le bras et dirigeait un pistolet sur Alexandre II. Il poussa son cheval en avant, et le coup destiné au Tsar porta dans les naseaux de l’animal. L’Empereur entendit les deux détonations sans se rendre compte d’où elles provenaient. Ce ne fut qu’à une centaine de pas, que, dans la course rapide de la voiture, il aperçut des gouttes de sang sur un des Grands-Ducs, et vit quelques taches sur lui-même. D’où venait ce sang ? On comprit que c’était d’un cheval blessé, on pria Raimbeaux de changer sa monture. On arriva ainsi à fond de train aux Tuileries. Ce fut Piétri, le préfet de police, qui accourut alors expliquer ce qui s’était passé[1].

L’attentat avait été commis par un jeune Polonais de dix-huit ans, nommé Berezowski, qui s’était blessé lui-même et qu’on avait eu grand’peine à arracher à la fureur de la foule. « Nous avons vu le feu ensemble, Sire, dit l’Empereur, nous voilà frères d’armes. — Nos jours sont entre les mains de Dieu, » répondit froidement le Tsar. Le soir, il assista à un grand bal à l’ambassade de Russie ; les jours suivans, à d’autres bals, à l’Hôtel de Ville, aux Tuileries, et il y fut accablé d’ovations, d’hommages,

  1. Récit de l’empereur Napoléon III au prince Napoléon.