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II

L’Empereur avait invité tous les souverains. Victor-Emmanuel fit savoir qu’il resterait chez lui : il se dit malade, ce qui ne l’empêcha pas d’aller chasser dans la montagne. Gortchakof conseilla au Tsar d’accepter le premier. Alors, le roi de Prusse décida qu’il irait également, et aussitôt tous les autres souverains suivirent. Le roi des Belges commença le défilé (14 mai), puis vint le Tsar (1er juin), et le roi Guillaume (5 juin).

L’Empereur envoya à la rencontre du Tsar jusqu’à la frontière le général Lebœuf, qu’en souvenir de la cérémonie du couronnement à laquelle il avait assisté, le souverain russe avait demandé qu’on attachât à sa personne. Le général de Failly fut envoyé au-devant du roi de Prusse. L’Empereur vint lui-même recevoir ses hôtes à la gare. On évita de faire passer Alexandre II par le boulevard de Sébastopol. Je me trouvais dans la foule, à la Porte-Saint-Denis : les deux souverains étaient dans une voiture qui trottait fort, l’Empereur rayonnant, le Tsar grave. Dans le public, curiosité, froideur, presque personne ne se découvrant, un sourd murmure : « Les voici ! » quelques cris : « Vive la Pologne ! » d’autres plus nourris : « Vive l’Empereur ! » Les quartiers aristocratiques manifestèrent un peu plus de chaleur. Le roi de Prusse fut reçu partout avec réserve, mais très respectueusement. On a raconté qu’à la vue de Bismarck, reconnaissable à son costume de cuirassier, quelques sifflets se firent entendre. Bismarck aurait dit à l’amiral Jurien de la Gravière assis à ses côtés : « Nous autres hommes politiques, nous ne saurions plaire à tout le monde ; il faut en prendre notre parti. » Je ne suis pas sûr de l’authenticité de l’anecdote. Dans tous les cas, si certains spectateurs donnèrent cette preuve de mauvais goût, ils ne furent pas imités, et le public se montra partout, à l’égard du Prussien, curieux sans hostilité. Le Tsar, après avoir rendu ses hommages à l’Impératrice, descendit à l’Elysée. Quelques heures après, il s’en alla s’amuser à la Grande-Duchesse de Gérolstein. Le roi Guillaume s’établit au pavillon de Marsan.

De la frontière d’Erquelines à Paris, Gortchakof prit à part Lebœuf et lui expliqua longuement les bonnes dispositions de la Russie : « J’arrive avec une chancellerie pour faire des affaires, mais vous n’avez pas confiance en nous ; vous en êtes tous au