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camarades qui font profession d’art ou d’hellénisme. Là, ils se dépouilleraient définitivement de leurs langes humanitaires. Ils apprendraient à ne jamais préférer en politique le sentiment à l’intérêt, à mesurer les forces de l’adversaire, à changer de ton selon le nombre des vaisseaux ou la qualité des âmes, à ne point désarmer, même au lendemain d’un accord. Ils sauraient qu’il n’est de paix durable qu’entre les nations fortes et qu’une puissance coloniale ne doit pas négliger sa marine. Le seul danger c’est qu’à leur retour, ils ne fussent trop dépaysés parmi leurs compatriotes.

Cependant ne calomnions pas la France. Soyons justes pour nous-mêmes. Ce que nous avons accompli en vingt-cinq ans, malgré tant d’obstacles au dedans et au dehors, reste considérable. Notre empire n’est pas le cinquième de celui de la Grande-Bretagne, mais il repose peut-être sur une base moins fragile. À défaut d’un dessein très suivi, nous avons, nous aussi, un instinct secret qui nous guide : c’est l’instinct continental, par opposition au génie maritime.

On dirait que les Anglais, lorsqu’ils déchiffrent une carte, regardent d’abord la mer. Là, seulement ils sont à leur aise. Les terres, les royaumes, les continens même sont à leurs yeux des dépendances de l’élément liquide. Leur trident gouverne un empire flottant : tel, dans l’antiquité, celui de Carthage. De temps en temps, un fragment de cet empire se détache, — Hier, l’Amérique, demain l’Australie, — comme ces îles errantes qui dénouent leurs premières chaînes pour en former de nouvelles. Aujourd’hui, le centre géométrique de la domination anglaise n’est pas à Londres, ni même en Europe : il est quelque part dans l’Océan Indien. Là, sur un cercle immense, depuis le Cap jusqu’à Melbourne, se dressent ces palais de tous les styles qui s’appellent les colonies anglaises ; rien n’y semble définitif ; un siècle les élève, un autre siècle peut les détruire ou les transformer ; de même que les Indes ont remplacé les États-Unis, l’Afrique australe remplacera peut-être les Indes.

Le Français, au contraire, est amphibie ; bon navigateur, il se plaît mieux sur la terre ferme. Tantôt aventureux et tantôt sédentaire, il ne craint pas une opération hasardeuse, mais il préfère les placemens de père de famille. Il a des îles un peu partout, des possessions lointaines, comme l’Indo-Chine : mais la plus grande partie de son empire est concentrée dans