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puissance européenne, ce serait la fin de l’Algérie. Dominé par nous, c’est la France maintenue au rang de grande Puissance et sûre de trouver en Afrique la terre qui lui manque en Europe. Les nobles esprits qui nient des vérités aussi claires que la lumière du soleil d’Afrique ont-ils donc oublié les pages prophétiques de Prévost-Paradol ? Refusent-ils de voir un jour quelques millions de Français installés sur l’autre rive de la Méditerranée ?

Mais, nous dit-on, dans ce marché, nous avons la plus mauvaise part. Trois ou quatre fleuves qui traversent une plaine peu étendue ne sont pas l’équivalent du Nil. Nous échangeons le manteau d’un roi contre la robe d’un mendiant. — On pourrait répondre qu’il fallait garder le manteau quand on le tenait. Mais il y a plus à dire. L’Égypte est aussi facile à prendre que difficile à conserver ; tandis qu’une fois solidement plantés au Maroc, comme j’espère que nous le serons un jour, je défie bien qui que ce soit de nous en faire sortir. Nous bénirons alors ces montagnes abruptes, ces populations guerrières qui nous font hésiter aujourd’hui. Les unes nous fourniront des forteresses naturelles, les autres alimenteront nos légions.

Certes, je suis de ceux qui regrettent que la France n’ait pas prévalu en Égypte, parce que ce pays est le pivot nécessaire d’une politique à grande envergure, et que tout le sort du monde en eût été changé. Mais d’en faire une possession tranquille, une grasse ferme comme Batavia, en un mot une véritable colonie, c’est un miracle que le génie même de l’Angleterre ne saurait opérer. Pour tenir définitivement l’Égypte, il faut, comme les Romains, être maître de la mer et des défilés de la Syrie : autrement cette fuyante Cléopâtre vous glisse entre les doigts. Les Anglais ne sont point encore en Syrie. Ils ont le commandement de la mer : l’auront-ils toujours ? Pourront-ils éternellement surpasser les forces de toutes les autres puissances maritimes ? Les voilà déjà au milliard, pour les dépenses navales : iront-ils plus loin ? Et lorsque les autres Etats, possédant un nombre égal ou supérieur de vaisseaux, regarderont plus souvent du côté de l’Extrême-Orient, souffriront-ils que l’Angleterre demeure l’arbitre unique du canal ?

Ne nous laissons point emporter par ces lointaines perspectives, et reconnaissons que, si le marché n’est pas mauvais, il y manque pourtant quelque chose : et d’abord l’adhésion du