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guerre, dont 21 cuirassés d’escadre et 39 croiseurs, se pressaient dans la rade de Spithead[1].

Ce magnifique instrument de guerre enfla l’orgueil de la nation. Elle semblait impatiente de le mettre à l’épreuve. Les intérêts commerciaux ne cessaient point, il est vrai, de peser dans le sens de la paix. Mais à cette époque, l’influence de M. Chamberlain était prépondérante à Downing Street ; et cet homme d’Etat a montré plus tard, dans la guerre des Boers, qu’il ne reculait pas devant les entreprises les plus scabreuses. Ce Napoléon de la Grande-Bretagne se plaît, comme l’autre, à cravacher ses adversaires. Le ton du cabinet de Londres devint tout à coup, cassant. La France se déroba. Elle évacua le Bar-el-Ghazal comme elle avait évacué le Nil. Lord Salisbury se contenta de la rejeter dans ces sables dont sa malice a fait notre domaine privilégié.

Peu de temps après, l’Angleterre s’engageait à fond au Transvaal. Les régimens anglais fondaient sous les balles des Boers : on apercevait les pieds d’argile du colosse. La France eût été parfaitement fondée à profiter des embarras de sa voisine pour faire ses propres affaires. L’insulte gratuite de Fachoda la déliait de toute obligation envers la Grande-Bretagne, si tant est qu’elle en eût à l’endroit d’une Puissance qui s’est longtemps flattée de n’en avoir envers personne. Il n’était question, d’ailleurs, ni de braver la marine anglaise, toujours redoutable, ni de faire une expédition d’Égypte. Non, les plus belliqueux n’en demandaient pas tant : ils pensaient seulement que nous aurions pu prendre dès lors nos coudées franches au Maroc, sur lequel l’Angleterre, depuis 1845, avait mis une sorte d’interdit. Battus diplomatiquement à l’Est, il eût été de bonne guerre de nous dédommager à l’Ouest.

Mais notre pays traversait alors une de ces crises de désintéressement aigu dont il est coutumier. L’expédition de Madagascar avait épuisé ses dernières réserves d’égoïsme. L’alliance russe elle-même, en couvrant notre frontière de l’Est, semblait augmenter notre soif de repos. Les hommes coupables de faire passer le bien de la France avant celui de l’humanité étaient au ban de l’opinion publique. Il paraissait tout naturel d’entretenir une, armée en Chine pour protéger les légations, délivrées depuis

  1. A. Moireau, dans la Revue du 1er mars 1904.