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l’amiral français de virer de bord et de prendre le large. Les Anglais descendirent seuls. Ils ne se rebutèrent pas cependant de notre premier refus : ils nous offrirent d’occuper militairement le canal. C’était se montrer bons princes ! Le parlement français repoussa l’occupation du canal comme il avait approuvé le départ de la flotte. La faute capitale était commise : l’Égypte était perdue pour nous.

Aujourd’hui encore, cette défaillance reste inexplicable. Que nous ayons reculé, en 1840, devant les menaces de l’Angleterre et de l’Europe coalisées contre nous, cela se conçoit. Mais, cette fois, l’Europe était distraite ou même bienveillante. L’Angleterre sollicitait notre concours. On a dit qu’elle n’était pas sincère : qu’importe ? Il fallait la prendre au mot. Pour la première fois depuis bien longtemps, nos frontières étaient paisibles, la mer était libre. Aucun obstacle sur notre route : rien que nos propres irrésolutions. Mais elles étaient telles qu’en cinq ou six mois, le gouvernement changea dix fois de conduite. Ces incertitudes percent jusque dans la correspondance officielle. Notre ministre écarte d’abord toute intervention en Égypte (3 février 1882). Quelques jours après, il propose celle de l’Europe (6 février). Le 27 mai, il se déclare hostile à la coopération des troupes turques, qu’il accepte le 29, pour l’écarter de nouveau le 3 juin, et s’y rallier le 17. Au début de mai, il accueille l’idée d’agir avec les Anglais ; mais, à la fin du même mois, il préfère une conférence à Constantinople. Le 24 juin, il refuse l’action limitée pour la protection du canal de Suez, l’accepte le 15 juillet, hésite encore le 27, se décide enfin et tombe le 29[1].

Les hésitations du gouvernement reflétaient celles de l’opinion publique. De graves personnages, blanchis dans l’étude de l’Europe, demandaient ce que nous allions faire sur le Nil. D’autres parlaient d’appliquer aux fellahs les principes des Droits de l’homme. Ils refusaient d’intervenir par respect pour la « nation » égyptienne et pour Arabi-Pacha. Le plus grand nombre craignait des complications avec l’Angleterre. Dans le parlement, les uns jugeaient insuffisant le projet d’occupation restreinte ; les autres le regardaient comme excessif ; et ces deux opinions extrêmes se rencontrèrent pour le condamner. Bref, tout le monde eut sa part de responsabilité. Mais le rôle des gouvernemens est de diriger l’opinion, et non de la suivre aveuglément.

  1. Jules Cocheris, loc. cit.