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pensant que j’arrangerais mieux les choses, s’il y a en effet quelque fondement dans ces plaintes. Je l’ai remercié, et je ne pouvais faire moins, n’est-ce pas ?… Mais, c’est égal, de ce train-là, on va loin dans la désorganisation ! »


25 octobre. — Après quelques jours assez frais, voici que la chaleur revient. La brise de Sud-Est est légère, tiède, un peu humide et le ciel dur du mistral s’attendrit, se fond dans des nuages laiteux. Entre les branches à demi dépouillées des platanes du Champ de bataille, à travers le réseau des feuilles d’or et des ramures d’un gris violet, le soleil luit doucement sous des voiles diaphanes comme à la maison, le soir, la grande lampe de famille dans son globe d’opale. Qu’il fait bon dans ce coin chaud, dans cette caressante lumière, secouer les soucis tenaces, regarder en souriant l’éternel spectacle de la vie, — et aussi entendre la musique des équipages de la flotte, qui est fort bonne !

Rapprochons-nous du kiosque. Voyons, que vont me dire ces figures de « bons mocos[1] » que j’observerai tout en prêtant l’oreille ? En voici deux, deux bourgeois moustachus et grisonnans, qui écoutent en conscience, la bouche mi-ouverte, les yeux vagues, marquant de la tête un rythme qui les saisit, celui du chœur des soldats espagnols de Patrie, car on joue du Paladilhe. Quant à la musique elle-même, ils n’y comprennent rien, c’est clair : mélodies tourmentées, harmonies touffues, tout cela décourage ces simples entendemens de Latins. Ils se regardent. avancent les lèvres en hérissant leurs moustaches, roulent les yeux et s’éloignent : « Ça, té, c’est encore de la musique des zens de Norre ! » grommelle l’un d’eux. Oh ! ces gens du Nord, ces ennemis naturels… et cependant si bons à tondre !

Un grand vieux retraité prend leur place à côté de moi ; point du tout un moco, celui-là, mais un de ces Bretons que la douce Provence a conquis à la première œillade, qui s’est marié ici quand il était jeune second maître et s’y est fixé… Donne tête ronde, face rasée, avec un pli autoritaire au milieu du front et une retombée de la bouche un peu dédaigneuse ; physionomie

  1. Qualificatif d’origine un peu incertaine : « Coum’oco… » (comme ça), répètent souvent les Provençaux du côté de Toulon. Le prince de Joinville l’avait remarqué, dit-on, et de là le surnom. Sous toutes réserves.