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uniformes, de belles façades dans le goût du temps. Ces gros propriétaires n’entendaient point qu’on leur masquât la vue de la place… A l’Ouest ? ah ! bien ! Et le couvent des carmes, et la maison de M. Lantier de Villeblanche, ancien commissaire général, ancien consul plusieurs fois renouvelé dans sa charge et prolongé par le roi, lors de l’affaire du couvent des capucins, justement ?… Au Nord, alors ? Malheureusement l’emplacement convenable était occupé par un immeuble dont on demandait un prix très élevé. Quant au Sud, il n’y fallait point songer : il y avait là, derrière le mur de l’arsenal, la belle corderie de la marine. En dépit des carmes et de M. de Villeblanche, le côté Ouest fut choisi et c’est M. de Rions, le brillant compagnon d’armes de Suffren, qui « étrenna » l’hôtel de la Marine, à la fin de 1788. Mais cette belle demeure sembla porter malheur à ceux qui l’habitaient : M. de Rions en fut arraché par la populace, le 1er décembre 1789, au grand péril de sa vie ; M. de Glandevès qui lui succéda subit le même sort, le 3 mai 1791 ; M. de Flotte, commandant de la Marine à son tour, en 1792, fut tué à coups de sabre et pendu à quelques pas de son hôtel, le 10 septembre. C’était un fort brave homme que ce chef d’escadre et qui ne se laissa pas égorger sans se défendre. Saisissant le fusil d’une sentinelle, il mit hors de cause, avant de succomber, cinq ou six de ses assassins… Ce crime resta impuni comme tous les autres, et les officiers de l’ancien corps de la Marine se retirèrent de plus en plus du service[1]. On remarqua dans ce temps que M. de Flotte avait, au début des troubles, « donné des gages sensibles à l’esprit nouveau. » Il avait fraternisé en plus d’une occasion avec les manifestans, dansé mainte farandole sur le Champ de bataille, arrosé maint arbre de la Liberté… Dignité du chef, autorité morale, fleurs délicates !… Dans les agitations qui vont recommencer sans doute, puissions-nous ne pas les laisser flétrir dans nos mains !

Ce mur de l’arsenal le long de la Corderie, dont je parlais tout à l’heure, a vu des scènes affreuses : après la reprise de

  1. A la même époque, trois capitaines de vaisseau, MM. Désidéry, Sacquy des Tourets et de Rochemore furent massacrés aussi, sans qu’on ait jamais pu savoir comment ils s’étaient désignés à la « justice du peuple. » On prétendit, — sans preuves, — que M. de Rochemore avait eu quelques démêlés avec un de ses fermiers des environs de Toulon, à qui il aurait dit de dures paroles. C’était un grief un peu mince, en tout cas.