Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 21.djvu/617

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comtes de Provence ; que, tandis que ces derniers écrasaient le peuple par leur despotisme sous lequel l’ignorance et le fanatisme prêches par les premiers le maintenaient, propose, etc., etc.. » Le maire qui dirigeait alors les délibérations était un professeur distingué, mais un ambitieux, un des précurseurs de nos universitaires politiciens… La rédaction de ce morceau coûta-t-elle à sa plume ? Je voudrais le croire.

Reprenons la rue des Boucheries. On nous avait parlé de l’ancien ghetto qui, du reste, se réduisait à la carriera de la Juetaria. Nous avons fini, non sans peine, par trouver ce qui reste de cette venelle, aujourd’hui bouchée aux deux bouts et qui n’est plus qu’une enfilade de petites cours humides, empuanties. Et comme nous demandions tout à l’heure à un menuisier des environs s’il connaissait la rue aux Juifs : « Je n’en ai jamais entendu parler, répond-il, et pourtant j’habite ici depuis vingt-deux ans. Mais si vous voulez des Juifs, allez donc tout près d’ici dans la rue… Il y en a dans toutes les boutiques. » Et il ricane avec une amertume visible. Que ce soit au Nord, que ce soit au Midi, le populaire est toujours, d’instinct, antisémite : il a sans doute ses raisons, que la raison ne comprend pas. Ses boutades, au surplus, ne sont point méchantes, ni ne tirent à conséquence. Au XIVe siècle, les choses n’allaient pas si doucement : il y eut ici même, un jour de carême de l’an 1348, une grosse échauffourée où quarante Juifs périrent parce que l’un d’eux avait blasphémé dans une église. Simple prétexte, car, au fond, c’était l’éternelle histoire : ruse patiente, accaparement, usure d’un côté ; longue insouciance, misère résignée et puis, brusquement, colère aveugle, de l’autre. Toujours est-il que Tholon, en punition de ce forfait, dut payer 1 000 florins d’or au trésor comtal ; mais la bonne reine Jeanne permit aux consuls d’employer cette somme en travaux utiles à la ville. On ne dit pas si la Juetaria en eut sa part.

Rentrons encore dans la rue des Boucheries pour descendre à la halle au poisson, la halle aux vieux piliers noirs. Il y a là, tout le jour, des arrivages : en ce moment même, trois ou quatre « pescadours » apportent des mannes d’anchois frétillans, de l’argent vif avec des reflets d’acier bleuté, tandis que nous musons, Garay et moi, devant la porte d’une maison du XVIIIe siècle. Sur le fronton de cette porte sont couchés deux lionceaux fort bien venus : dans le tympan, deux anges tiennent un cartouche