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artistiques n’y rachètent pas certaines impressions matérielles aussi affligeantes pour la vue que pour l’odorat. Tout de même, il y a d’assez piquans souvenirs et quelques détails d’architecture curieux… Ne fût-ce que cette charmante fontaine de la place Puget, où la nature, par un caprice aimable, s’est plu à embellir l’œuvre de l’artiste. C’étaient d’abord tout simplement trois dauphins entrelacés qui versaient l’eau dans trois coquilles, d’où elle retombait dans une grande vasque circulaire ; mais, peu à peu, les mousses, les herbes folles, les fougères sont venues tapisser les coquilles, habiller, les dauphins ; puis un petit figuier a poussé dans un joint défait, puis un autre, et aussi un minuscule platane au feuillage rare, élégant, vert encore près de l’eau ruisselante et déjà doré, pourpré, presque roussi par en haut. Et tout cela est parfaitement gracieux.

Descendons par la petite rue de la Miséricorde ; laissons à droite la rue d’Alger, l’artère commerçante de la ville, pavée en bois, bordée de coquettes boutiques qui s’éclairent le soir à l’électricité. Nous voici en plein cœur de la ville du moyen âge, dans la rue des Boucheries, l’antique « carriera drecha, » étroite, raboteuse comme autrefois, et, comme autrefois aussi, vivante, grouillante et gaie. Quittons-la un moment pour pousser à gauche, par la petite rue des Prêcheurs, jusqu’à la nouvelle place Vincent-Raspail, avec le Mont-de-piété tout neuf et banal, avec un petit square assez frais et la statue du grand homme du camphre qui fut un « ami des humbles, » un chrétien qui s’ignorait, par conséquent. Quand j’habitais Toulon, il y avait là une vieille caserne, la caserne du Grand couvent ; et ce grand couvent était, avant la Révolution, celui des dominicains, des « frères prêcheurs, » établis là au XIVe siècle par la reine Jeanne, comtesse de Provence, de galante et tragique mémoire. En mars 1789, les dominicains prêtèrent leur grande salle pour la réunion des délégués des trois ordres. J’ai lu les noms de ces hommes « que la confiance de leurs concitoyens appelait… etc., etc. ; » on les retrouve à peu près tous sur les listes des fusillés ou guillotinés. Ils avaient cessé de plaire. Le conseil municipal de 1886 en décidant la création de la nouvelle place et qu’on lui donnerait le nom de Raspail, « l’apôtre de toutes les libertés, » fit précéder son arrêté des réflexions que voici : « Considérant que la pioche va faire disparaître les restes du couvent des pères (sic) prêcheurs, construit sur l’emplacement de l’ancien palais de justice des