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Je rencontre sur le Champ de bataille mon vieil ami Garay, qui va à la Seyne, où l’on achève son beau croiseur, le Choiseul. Nous passons devant la porte de l’arsenal. On nous- regarde avec des mines méfiantes. En face, les fortes têtes de la Loge et deux ou trois mécaniciens retraités, importans, le verbe haut. Mais le temps passe et le ministre ne sort pas de l’arsenal… on fronce les sourcils : qu’y a-t-il donc ? va-t-il encore se faire embobiner par les amiraux, par les gros bonnets du port ? Il sait pourtant bien qu’il n’y a que nous, ici, que nous sommes les seuls purs, les seuls vrais, les seuls fermes remparts, les… Enfin il faut bien s’en aller puisqu’il ne vient pas. — Et le groupe se dissout, se promettant bien qu’on le « rattrapera » demain. « Tenez, me dit Garay, voilà où ils le rattraperont… » Et il me montre, une affiche rouge : Punch offert ait citoyen ministre… etc., par le syndicat, le comité, je ne sais au juste.

On potine ferme, ce soir, dans la salle des dépêches du Petit Toulonnais entre les portes qui claquent, les reporters qui passent vite, le cou tendu, les lèvres serrées et les politiciens du cru discutant à voix basse, avec des lueurs brèves dans les yeux qui roulent.


28 septembre. — Ils ne l’ont tout de même pas rattrapé tant que ça… L’attaque de l’orateur des ouvriers du port a été trop peu mesurée ; le flot de haine est monté trop brusquement, qui a fait apparaître ce qu’il y avait d’étrange dans la situation d’un ministre obligé d’écouter la harangue où ses subordonnés, les officiers de l’État, sont traînés dans la boue par un homme qui appartient à l’État, lui aussi, qui en est au moins le salarié, et un salarié privilégié, puisqu’il aura une retraite.

— « Oui, s’est écrié le citoyen R… dans un beau mouvement d’où l’art n’est pas exclu, oui, ces messieurs font danser leurs belles madames devant un buffet garni, tandis que le pauvre ouvrier, lui, danse tout seul devant l’armoire vide !… »

Évidemment. Il n’y a rien à dire là contre. C’est l’alpha et l’oméga de toute révolution. Je demanderais seulement que le « petit commerce » de la bonne ville de Toulon donnât son avis sur la suppression des bals officiels. Quant à nous, si on nous demandait le nôtre !…

Le ministre a répondu à la diatribe par l’éloge du corps d’officiers, par l’évocation émue des gloires de la marine, et ses auditeurs surpris, retournés un moment, ont applaudi le