Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 21.djvu/603

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

volera pour savoir s’il faut appareiller ou rester sur rade…

— Vous riez ? Mais, cher ami, ça s’est vu déjà, en 1794, dans l’armée de l’Océan, en rade de Quiberon…

— Oui, mais, quelques jours plus tard, on était battu par les Anglais !

Gozelin s’en va sur son Foudroyant, et je reste seul à songer dans l’allée des grands platanes. Quelle incohérence, quel chaos dans tout ce qui se passe sous nos yeux ! Rappelez-vous ce déchaînement d’il y a deux ou trois ans contre le militaire : l’uniforme était une livrée ; les galons, les décorations ne témoignaient que d’une sotte vanité dont il fallait enfin guérir les hommes. Et ce sont ceux-là mêmes qui jetaient l’anathème sur les « états-majors » qui, aujourd’hui, encouragent la frénésie de distinctions des « humbles, » des « modestes… »


30 septembre. — Descendant par la vieille rue de l’Ordonnance, je traverse en biais le Champ de bataille, le cap sur le coin du bâtiment de la Majorité générale, où s’ouvrent les deux rues du Canon et de l’Arsenal, un coin qui a vu passer depuis deux cents ans tout ce qu’il y a eu de marins en France. Je suis la rue de l’Arsenal : me voici à l’angle rentrant où s’élevait, en 1793, la maison X…, qui fut démolie après la reprise de Toulon, sur l’ordre des commissaires de la Convention[1]. Des fenêtres de cette maison, le contre-amiral Goodall, nommé gouverneur de Toulon par sir Samuel Hood, embrassait d’un seul regard tout l’arsenal et calculait le temps qu’il faudrait pour incendier ateliers, magasins et vaisseaux. Il y a deux platanes aujourd’hui sur l’emplacement de la maison maudite : on n’avait pas semé de sel sur les ruines, comme le voulait le doux Fréron…

La porte de l’arsenal voudrait être monumentale. C’est du pur XVIIIe siècle (1736), une sorte d’arc triomphal encadré de quatre colonnes, plaqué de faisceaux, de déesses opulentes, de trophées en panachés, d’attributs enfin, dont la sobriété n’est pas le principal mérite. Mais, à tout prendre, cette entrée fait bien.

Au travers du rideau mouvant des platanes de la grande allée de l’arsenal, je retrouve la bonne petite tour carrée de l’horloge, qui sert de poste de vigie pour la rade. Il est neuf heures et c’est le moment de prendre la baleinière que les

  1. J’ai rapporté lu une tradition dont je ne garantis pas le bien fondé.