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UN PEINTRE AU JAPON.

deux Rois. Et, entre ces monstres empourprés, une jeune fille debout nous regarde ; sa svelte figure en robe gris d’argent, avec ceinture violet d’iris, se détache, sur l’obscurité crépusculaire de l’intérieur. Son visage impassible et curieusement délicat serait partout charmant, mais ici, par le contraste avec les terribles grotesques plantés à sa droite et à sa gauche, elle produit un effet inimaginable. Et tout à coup j’en viens à me demander si mon sentiment de répulsion contre ces monstres jumeaux est juste, puisqu’une si ravissante fille les trouve dignes de vénération. Ils cessent même de me sembler laids tandis que je la contemple posée, gracieuse et légère, à leurs côtés, tel un papillon magnifique, et regardant toujours, d’un œil naïf, l’étranger, sans se douter que ses dieux aient pu lui paraître profanes et hideux.

Et voici qui est supérieur encore, ce morceau sur les renards de pierre dispersés dans tous les coins de la campagne japonaise, par paires généralement, ou même en beaucoup plus grand nombre :


Aux environs de la capitale et à Tokio même, parfois dans les cimetières, vous voyez de belles figures idéalisées de renards, élégans comme des lévriers ; ils ont de longs yeux de cristal vert ou gris et vous impressionnent fort à titre de conceptions mythologiques. Mais, dans l’intérieur, les images de renard sont beaucoup moins artistement façonnées. À Izumo en particulier, ces pierres sculptées offrent un aspect tout primitif. Il y a dans la Province des Dieux, un nombre inouï d’images de renards, images comiques, bizarres, grotesques, ou monstrueuses, et, pour la plupart, très grossièrement travaillées. Je ne les trouve pas pour cela moins intéressantes. L’œuvre du sculpteur de Tokio se conforme à une tradition de grâce légère et de spiritualité. Les renards rustiques d’Izumo n’ont pas de grâce, ils sont rudes, mais de mille façons ils trahissent les fantaisies personnelles de leurs créateurs. Il y en a de toutes physionomies drôle, apathique, inquisitoriale, morose, joyeuse, ironique ; ils veillent, ils ronflent, ils louchent, ils ricanent, ils vous guettent en dessous ; ils écoutent en dressant l’oreille, le museau ouvert ou fermé. Il y a chez chacun d’eux une amusante individualité, un air parfois de moquerie consciente, même chez ceux qui ont le nez cassé. En outre les vieux renards de campagne ont de certaines beautés naturelles dont ne peuvent se vanter leurs frères modernes de Tokio. L’âge les a parés de divers habits mouchetés de couleurs douces absolument délicieuses, tandis qu’assis sur leurs piédestaux, ils regardaient couler les siècles, tout en toisant le genre humain d’une grimace fantastique. Leurs dos sont revêtus d’un beau velours vert mousse ; des lichens délicats ont tacheté d’or ou d’argent mat leurs membres et le bout de leur queue. Et les lieux que hante Kitsune, comme on les appelle, sont des plus aimables : des bois pleins d’ombre où chante l’uguisu dans le vert crépuscule, au-dessus de quelque temple sans voix dont les lampes et les lions de pierre sont moussus et herbeux au point de ressembler à des choses sorties du sol, comme les champignons.