Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 21.djvu/564

Cette page a été validée par deux contributeurs.
558
UN PEINTRE AU JAPON.

murmures prolongés. » Réserve et suggestion, habitude de laisser dans la pensée du lecteur l’émotion et la curiosité de l’inexprimable, c’est le secret de la poésie japonaise ; et Lafcadio Hearn semblerait le lui avoir emprunté si, avant même d’avoir abordé l’île heureuse qui devait le retenir, il n’avait donné raison à ceux qui prétendent que, depuis les jours de la Grèce antique, les Japonais sont les seuls artistes absolument originaux. Car ce Japonais d’adoption est Grec de naissance ; — nous ne l’avions pas encore dit.


II

Son histoire est aussi étrange, aussi subtilement composite que son œuvre elle-même, aussi voilée de mystère. Il vit le jour à Leucade (Sainte-Maure) en 1850, d’un père d’excellente famille irlandaise que le hasard des garnisons avait amené aux îles Ioniennes, et d’une mère grecque. Son premier souffle aspira dans une poétique atmosphère l’essence même des fables et des symboles de la mythologie dont il est resté pénétré jusqu’aux moelles. Par ses origines, il semble avoir été prédestiné au rêve plutôt qu’à la vie prosaïque de nos civilisations contemporaines. Si nous cherchons, à travers les admirables fragmens épars qui composent son œuvre, les confidences qu’il n’a pas faites, nous croyons deviner que la frêle petite plante hybride, fleurie sur le rocher de Leucade, fut bientôt déracinée, transplantée, torturée par un système de répression septentrionale antipathique à sa nature. Quelques pages des Ombres (Shadowings) font voir que, dès son enfance, le jeune Grec se trouva mal à l’aise dans les climats du Nord. Il nous raconte comment, bien avant l’âge de raison, il fut conduit à l’église et combien la vue de l’architecture gothique le frappait d’un sentiment d’horreur, horreur étant employé ici dans le sens classique d’épouvante. L’élancement des hautes nefs, la forme aiguë de l’ogive, ce qu’il appelait dans son langage enfantin les pointes, les terribles pointes, en prêtant à ces formes gigantesques une pensée, une vie menaçante, la vie monstrueuse d’un fantôme multiple, tout cela s’associait aux cauchemars qui tourmentaient ses nuits. À cinq ans, on le condamnait à coucher seul sans lumière et enfermé à clef, sous prétexte de le corriger de la peur et au risque de détraquer à jamais les nerfs de cet être impressionnable, chez lequel se manifesta