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Chasseloup-Laubat, il dit à ce ministre, qui lui présentait des pièces à signer : « Eh bien ! vous avez été bien battu ? — Ce qui me console, Sire, c’est de l’avoir été avec tant de talent par M. Rouher. — Ah ! bah ! dit l’Empereur en se caressant la moustache ; il a, en effet, très bien parlé, mais il aurait aussi bien soutenu le contraire. » Un tel homme était fort commode. On était sûr d’en obtenir toujours un concours utile, jamais de difficultés. Comme, dans son entourage, Napoléon III ne connaissait personne qui sût ainsi parer à tous les incidens, éluder les embarras par des expédiens, louvoyer entre les contraires, défendre toutes les causes, même désespérées, se dérober aux solutions impérieuses en gagnant du temps, il n’avait pu, quoi qu’on fît, se résoudre à s’en séparer. Non seulement il l’avait gardé, mais, à mesure que ses forcés déclinaient, il l’avait insensiblement laissé prendre une importance plus marquée dans la conduite générale du gouvernement. La lettre impériale contresignait le titre de vice-empereur par lequel je venais de caractériser sa véritable position. Cela augmenta son crédit en Europe et rendit encore plus prépondérante l’autorité de sa parole à la Chambre.

Pourtant, au moment même où il l’investissait d’une telle autorité, l’Empereur se créait une protection contre sa toute-puissance. La princesse Mathilde m’a souvent raconté qu’ayant, au lendemain du 19 janvier, dit avec reproche à son cousin : « Eh bien ! vous donnez la liberté de la presse ? » l’Empereur lui répondit : « Je le fais pour moi autant que pour les autres. Chaque fois que j’envoie un article au journal d’un de mes ministres, sous un prétexte quelconque, on refuse de l’insérer ; maintenant, je pourrai avoir un journal ù moi, dans lequel je dirai ce qui me conviendra. » Et il fournit des fonds à son ancien tailleur, Dusautoy, pour qu’il fondât le journal l’Époque[1]. Dusautoy prit comme rédacteur en chef le collaborateur principal de Girardin, Clément Duvernois[2]. L’Empereur, qui ne le connaissait pas, l’accepta. L’eût-il fait s’il eût su que Duvernois était, encore plus que moi, l’adversaire de Rouher, et qu’autant que moi, il professait des idées de réforme libérale ? En tout cas, qu’il le sût ou non, il constituait un organe qui pouvait devenir

  1. Carnet du 28 mars.
  2. Rouher ne le sut que beaucoup plus tard. Duvernois vint me le raconter au moment même.