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ou encore les poèmes d’Homère, de Dante, de Wordsworth. De chacune de ces œuvres fameuses il nous prouve péremptoirement le manque de beauté : Mozart ne sait pas donner la vie à ses personnages ; Rubens ne sait ni composer un tableau, ni l’orner de couleurs agréables à l’œil ; Michel-Ange ne se rend aucun compte des lois esthétiques de la décoration ; Raphaël ne réussit pas même à faire deviner le sujet de ses tableaux ; Rembrandt prête aux élèves du docteur Tulp « des attitudes insignifiantes et des expressions imbéciles ; » Homère est simplement illisible ; Dante est d’une monotonie fatigante ; et la plupart des poèmes de Wordsworth « sont de la bière au lieu d’être du vin. » Jugemens qui, ainsi isolés, risqueront peut-être de sembler comiques : mais, c’est le plus naturellement du monde qu’Herbert Spencer les énonce, au cours de son récit ; et c’est d’un ton pareil qu’il juge toutes choses, avec l’assurance imperturbable d’un homme qui se sent, seul, en possession complète et définitive de la vérité. Quoi d’étonnant qu’un tel homme, tout en méprisant du fond du cœur la biographie d’un Napoléon ou d’un Descartes, ait tenu pour indispensable que la postérité possédât sa biographie ? Et quoi d’étonnant que, avec une pareille opinion de sa propre valeur, il se soit estimé seul capable de nous parler de lui ?


Resterait à savoir, après cela, si tous les grands constructeurs de systèmes ne se sont pas imaginé, de la même façon, être seuls en possession de la vérité. Descartes, Hegel, s’ils nous avaient laissé leur autobiographie, peut-être y aurions-nous retrouvé un mélange analogue de mépris pour autrui et de confiance en soi. Et, sans prétendre apprécier la valeur propre du système philosophique d’Herbert Spencer, on doit bien constater qu’il a, tout comme ceux de Hegel et de Descartes, rencontré un nombre suffisant d’admirateurs et d’adeptes pour justifier l’orgueilleuse satisfaction de son créateur. Mais peut-être aussi, d’autre part, les Descartes et les Hegel ont-ils fait sagement de ne pas nous laisser leur autobiographie : car le système le plus parfait du monde risque de perdre pour nous une part de son prestige lorsque nous en apercevons, pour ainsi dire, le revers, en assistant au détail quotidien de sa construction. Pour le système de Spencer, en tout cas, la chose ne saurait faire de doute : à force de vouloir nous en expliquer la genèse, le vieux philosophe nous en a offert une image si morcelée et si décolorée que personne n’aura l’idée de voir, comme lui, dans cette « histoire naturelle de lui-même, » un « supplément utile » à ses autres ouvrages. Et il n’y a personne qui, je crois, en lisant son