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voile, tandis qu’en face de nous se dresse toujours une seule et même figure, nous entretenant, pêle-mêle, de ses découvertes philosophiques et de l’état de sa santé, de l’itinéraire de ses promenades et de ses craintes de tomber dans des embarras d’argent.

Car plus fatigant encore, peut-être, que l’ « égoïsme » trop monotone de cette autobiographie nous est l’extraordinaire désordre qui y règne, et qui, lui aussi, provient évidemment de ce que l’auteur n’a point daigné se renseigner à l’avance sur les lois et les traditions du nouveau genre littéraire où il s’engageait. Avec l’ingénuité de son ignorance. Spencer s’est imaginé qu’une suite chronologique rigoureuse pouvait lui tenir lieu de plan et de méthode. De page en page, dans une suite indéfinie de paragraphes de longueur à peu près égale, il nous raconte quelles pensées lui sont venues en telle ou telle année, quelles excursions il a faites, quelles sommes il a gagnées ou perdues, avec une tendance à insister sur les détails matériels qui ont aujourd’hui pour nous le moins d’intérêt. A peine commençons-nous à nous émouvoir avec lui de la mort de son père, qu’il se met à nous décrire un fauteuil mécanique qu’O. a inventé durant ce même temps ; après quoi, il nous raconte ses négociations avec un éditeur américain, nous énumère les étapes d’une excursion dans le Pays de Galles, nous apprend que, pour avoir moins de bruit, il a changé de chambre, dans une maison meublée qu’il habitait alors, et termine son chapitre par l’annonce, en dix lignes, de la mort de sa mère. Toute son autobiographie n’est, pour ainsi dire, que le développement, en un millier de pages, d’un Journal dont il nous cite d’ailleurs quelques extraits, immédiatement après nous avoir informés « qu’un biographe est obligé d’omettre de son récit les menus faits de la vie quotidienne, et de se limiter presque exclusivement aux choses saillantes. » Et voici, au hasard, dix lignes de ce Journal, datant de l’année 1879 :


30 juillet. — Parti de la gare d’Euston par l’express de 8 h. 50 pour Sterling. Arrivé à Sterling le 31 à 7 h. 50. Inveroran vers trois heures. 1er août. — Commencé de pêcher à onze heures, fini à cinq. Pris trois saumons, un de 17 livres, un de 15, et un de 10, tous dans l’Étang de l’Ile. 2 août. — Ce matin, revu mon chapitre des Institutions cérémonielles. L’après-midi, pêché ; la rivière trop basse, rien pris. 3 août. — Revu mon chapitre presque toute la journée ; un pied écorché m’a défendu la marche. 4 août. — Revu mon chapitre ; courte promenade. 11 août. — Parti à 10 h. 30 ; arrivé à Tyndrum à 12 h. 30 ; parti à 1 heure ; arrivé à Oban à 6 h. 30 ; Hôtel Craygard ; rencontré les Lingard.