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Et comme il n’avait ni parens ni amis avec qui il se plût à causer, et comme, malgré sa prétention d’être grand amateur de peinture et de musique, il ne pouvait aller avec plaisir ni au musée ni à l’opéra, parce que, à son avis, ni Raphaël, Rubens, et Rembrandt, ni Mozart et Wagner n’avaient rien fait qui méritât d’être vu ou entendu, le profond ennui dont il avait toujours souffert s’était encore douloureusement aggravé. C’est alors que lui était venu le projet d’occuper ses loisirs à raconter l’histoire de sa vie, d’après des notes qu’il avait déjà commencé à recueillir onze ans auparavant. Voici d’ailleurs ce qu’il nous dit lui-même des circonstances qui l’ont amené à concevoir un tel projet, particulièrement surprenant de la part d’un homme qui se vantait de n’avoir jamais lu une biographie, et, en toute circonstance, professait pour ce genre littéraire un mépris plus absolu encore que pour tous les autres :


Au mois de mai de cette année-là (1875), j’ai commencé à dicter la première esquisse de cette autobiographie. On me demandera sans doute comment j’en suis arrivé à entreprendre d’aussi bonne heure une semblable occupation ? La cause qui m’a décidé a été celle-ci : peu de temps avant cette date, un ami a fait allusion, devant moi, à une idée assez importante que je lui avais suggérée naguère pour le succès d’un mouvement public où je m’intéressais ; cette allusion de mon ami me rappela l’incident, mais je m’aperçus que, à défaut d’elle, je l’aurais sûrement tout à fait oublié. De là résulta la réflexion que, si ma biographie avait à être écrite un jour, par moi-même ou par un autre, il y avait urgence pour moi à en rassembler tout de suite les matériaux, faute de quoi elle risquerait de contenir de sérieuses lacunes.

« Mais pourquoi une biographie ? » va-t-on peut-être me demander. Question fort raisonnable, quand on songe combien de fois j’ai exprimé des opinions défavorables au sujet de toute espèce de biographie. Ma réponse est que, en des temps d’activé fabrication de livres comme sont les temps où nous vivons, un homme dont le nom a été très familier au public peut être absolument assuré que l’on écrira sa vie : s’il ne l’écrit pas lui-même, quelqu’un d’autre le fera pour lui. Et l’expérience courante m’a fait conclure que, dans les deux cas, il était désirable que j’écrivisse moi-même un récit suivi des faits, moi seul pouvant rendre un tel récit relativement complet.


Ce serait donc par méfiance de ses admirateurs futurs qu’Herbert Spencer se serait résigné à écrire lui-même cette autobiographie, où, une fois de plus, — vingt fois de plus, — il nous fait part de son mépris aussi bien pour ceux qui ont raconté leur propre vie que pour ceux qui ont perdu leur temps à raconter la vie des grands hommes de tous les temps. Mais on ne peut se défendre de songer que, s’il avait daigné se souvenir, en cette occasion, de l’une de ses habitudes dont