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de la solitude morale et il n’est que juste de reconnaître que la poésie moderne lui doit un peu du frémissement qui lui est particulier. Il a inspiré quelques-uns des plus admirables cris de la poésie romantique : il s’est inscrit dans quelques-uns des vers les plus magnifiques de la poésie parnassienne. On lui doit, pour une partie, la mélancolie lamartinienne, le prophétisme de Hugo, le pessimisme de Vigny, le désespoir de Leconte de Lisle, la tristesse de tels de nos contemporains. Toutefois après en avoir suivi le développement à travers l’étude souvent pénétrante qui vient de nous en être donnée, on aperçoit aisément tout ce qu’il y avait en lui de maladif. Il a mis son empreinte sur tout le siècle, comme le romantisme lui-même, et qui donc définissait le romantisme : une maladie ? Ç’a été le défaut des romantiques et des parnassiens d’avoir voulu se placer en dehors de l’humanité commune, et, si quelques-uns ont fait effort pour y échapper, je pense que ce goût de la solitude aura trouvé sa dernière expression dans cette poésie décadente qui, il y a quelques années, pour se mieux abriter contre la foule, s’enveloppait d’une obscurité impénétrable. Les temps qui viennent seront-ils meilleurs pour les poètes ? Dans une société démocratique, l’artiste se sentira-t-il moins isolé qu’il ne l’a été dans une société bourgeoise ? C’est affaire à lui. C’est lui qui doit aller, sinon à la foule, du moins au public, et rétablir l’accord entre l’art et la vie. Si l’on en croit les programmes ébauchés par les plus jeunes des théoriciens, c’est en ce sens que commencerait à se dessiner un mouvement. Il faut le souhaiter. Aussi bien, tant que l’humanité continuera de vivre, c’est-à-dire de souffrir, le poète aura mieux à faire que de s’affliger de sa propre solitude, et il en verra aisément se dissiper le mirage ; car, puisqu’il traduit dans la forme impérissable de l’art une plainte où se mêlent des voix venues de tous les coins de la terre et de toute la durée des temps, le poète n’est-il pas bien plutôt celui qui communie avec tous les hommes et donne à son chant le son de ce qui est éternel ?


RENE DOUMIC.