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l’ancêtre direct des René et des Obermann. Et, jusqu’en 1820, c’est à la nuance de la mélancolie werthérienne que sera assortie la rêverie française. Or, lui aussi, Werther nous offre le spectacle d’une âme en détresse et qui ne peut pas s’adapter aux conditions de la vie. — Individualisme, idée de l’imperméabilité des âmes, mélancolie, autant de traits hérités du XVIIIe siècle par le XIXe. Et, en ce sens, il est exact de dire que le romantisme est l’aboutissement du mouvement commencé cinquante années plus tôt.

Ce sentiment de la solitude se combinant avec l’infatuation de l’homme de lettres va donner naissance à cet orgueil insensé qui est probablement le trait principal auquel on reconnaît l’écrivain romantique. On ne peut reprocher à l’écrivain du XVIIe siècle d’avoir conçu une trop haute opinion de son rôle dans la société : il pense que la littérature, au théâtre comme ailleurs, a pour objet de divertir les honnêtes gens ; et il ne lui viendrait pas à l’esprit de croire qu’un assembleur de rimes ou un peintre de caractères puisse tenir rang du premier personnage de l’État : qu’on eût exprimé une telle opinion devant lui, il en aurait aussitôt senti le ridicule. Cette modestie était-elle exagérée, et prouvait-elle tout bonnement que la dignité de l’homme de lettres ne faisait que de naître ? Toujours est-il que les philosophes du XVIIIe siècle ne s’en accommodent plus et que, s’ils font trop souvent bon marché de leur dignité, ils ne se dissimulent pas leur importance. Ils se vantent d’être les rois de l’opinion, et on leur fera honneur d’avoir ruiné l’ancien régime. Après la chute de Napoléon, on se souvient que deux écrivains ont seuls tenu tête à l’homme de guerre : Mme de Staël et Chateaubriand. Or, Mme de Staël, pour qui la gloire n’est que le deuil éclatant du bonheur, n’a cessé, dans toute son œuvre, de peindre les souffrances de la femme supérieure, qui est, à n’en pas douter, celle qui s’occupe de belles-lettres. Et Chateaubriand fait dire par René : « Je recherchai surtout dans mes voyages ces hommes divins qui chantent les dieux sur la lyre. Ces chantres sont de race divine. » Toutes les influences qui devaient agir sur le romantisme naissant concoururent également à élaborer cette idée que le poète était un envoyé du ciel parmi les hommes. « La Renaissance grecque de la fin du XVIIIe siècle avait réveillé la gloire d’Homère, le divin aveugle, immortalisé par Chénier ; la Grande-Bretagne, en mettant à la mode le mystérieux d’Ossian, imposa l’admiration