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Ainsi, d’un bout à l’autre du siècle, on s’est ingénié à traduire en cent manières cette idée si déconcertante, l’une de celles qui répugnent le plus à notre nature, et qu’il nous est presque impossible de regarder en face. Car, s’il était vrai que tout échange et tout contact intime entre les âmes n’est qu’un leurre, c’est cela qui rendrait la vie intolérable. Malheur à celui qui est seul ! On ne peut songer sans effroi que ce cri de l’Écriture pourrait être le mot de notre destinée.

C’est pourquoi, chez tous ceux qui l’expriment, ce sentiment de la solitude ne va jamais sans une tristesse poignante. Il est à la base de cette mélancolie qui va s’emparer des âmes et qui est la teinte même de la sensibilité moderne. On a beaucoup disserté sur les origines de ce qu’on a appelé, d’un terme d’ailleurs assez impropre : le mal du siècle. Et, comme elles sont très complexes, aucune des explications qu’on en a données n’est tout à fait inexacte et aucune ne suffit à en rendre compte. On y a vu la rançon d’une grande transformation sociale, la dépression qui suit une crise violente, la détresse à laquelle la ruine des anciennes croyances a laissé les âmes en proie, le contre-coup des émotions trop fortes et de l’ébranlement nerveux produit par les événemens extraordinaires de la Révolution et de l’Empire. Ces causes peuvent avoir, à leur date, leur réalité. Mais le fait est que le mal du siècle est antérieur aux convulsions dans lesquelles le siècle allait naître. Et ce n’est pas en France seulement qu’il a sévi ; mais l’Allemagne de Werther l’avait connu. Pour le dire en passant, il ne semble pas que M. Canat ait fait au souvenir de Werther et à son influence une place assez considérable. La vogue en France de ce roman de passion fut considérable[1]. C’est bien le héros de Goethe qui est

  1. Cf. Baldensperger, Gœthe en France, 1 vol. in-8 (Hachette). Ce livre, très soigneusement informé et auquel nous ne reprocherions que l’excès de minutie et une certaine sécheresse dans l’érudition, retrace l’histoire de la réputation de Gœthe en France. L’intérêt principal de cette utile « étude de littérature comparée » est de mettre en lumière la loi d’après laquelle une littérature entre en communication avec l’œuvre d’un écrivain étranger. Nous avons découvert chacun des aspects de l’œuvre de Gœthe, à mesure que nous y trouvions un reflet de nos propres aspirations. Pour les Français d’avant 1830, Gœthe est uniquement l’auteur de Werther. Au lendemain de 1830, notre romantisme tourne son effort vers le théâtre, et Gœthe devient pour nous l’auteur de Faust. Les esprits se tournent chez nous vers les sciences et la philosophie de la nature : et ce qu’on admire en France, c’est que Gœthe ait joint à l’imagination du poète le goût des recherches scientifiques. Au temps du Parnasse, ce qu’on loue en Gœthe, c’est l’impassibilité, l’indifférentisme du grand Olympien. A l’époque du dilettantisme, on admire en lui l’intelligence compréhensive et l’aptitude à jouir de toutes les idées. Il devient le maître des égotistes, sans d’ailleurs que ceux-ci semblent se douter de ce qui fait la réelle noblesse de son attitude. « La vraie grandeur du moi de Gœthe, dit très bien M. Baldensperger, est dans l’idée de culture et non simplement d’intellectualité épicurienne. Une marche progressive vers une plus noble existence, voilà, plutôt que la sérénité de l’universelle compréhension ou que l’assiduité d’une constante recherche, la leçon morale qu’on peut tirer de la vie de Goethe. »