de répéter qu’ils sont seuls sur la terre, et de s’en plaindre. Ce sentiment de la solitude morale est donc un des traits qui apparaissent pour la première fois au déclin du classicisme, c’est un de ceux qui caractérisent la littérature moderne, c’est un des « frissons nouveaux » qui ont remué l’âme contemporaine.
Telle est la remarque dont s’est inspiré l’auteur d’une ingénieuse étude sur le Sentiment de la solitude morale chez les Romantiques et les Parnassiens[1], M. René Canat. Il a pensé très justement qu’en analysant ce sentiment, en le suivant à travers cent années de littérature, en notant au passage les formes qu’il a prises et les effets qu’il a produits, on aurait chance de faire mieux comprendre la suite de cette littérature et d’en éclairer quelques points obscurs. Son livre mérite d’être lu. Il soulève plus d’une objection et n’est certes pas sans, défauts. On y voudrait moins de confusion, une composition qui mît davantage chaque chose à son plan, une subtilité moins maniérée. Mais c’est une lecture qui n’ennuie pas un instant. L’auteur est visiblement soucieux de ne pas redire ce que tout le monde avait dit avant lui ; cela ne suffit pas toujours à nous faire trouver du nouveau, mais cela peut y aider. Par exemple, on a coutume de reprocher à Sainte-Beuve qu’il s’est trompé ou qu’il a obligeamment trompé ses amis du Cénacle en leur désignant André Chénier pour un de leurs ancêtres ; M. Canat tient que, si Chénier n’était sûrement pas un romantique au sens où on pouvait prendre ce mot en 1830, néanmoins, par un souci de l’art tout nouveau à la fin du XVIIIe siècle, il annonçait l’école nouvelle et méritait d’être adopté par elle. Flaubert s’est acharné contre Musset et l’a traité en ennemi personnel ; donc M. Canat, s’amuse à énumérer les paradoxes, boutades et puérilités où se rencontrent et s’entendent comme deux frères le dandy et l’ennemi des Bouvard et des Pécuchet. Les historiens de la poésie au XIXe siècle négligent généralement l’œuvre de Laprade ; aussi M. Canat revendique-t-il pour ce poète philosophe, épris de beauté calme et sereine, une part d’action dans le mouvement poétique du milieu du siècle. Il venge ce méconnu des injustices de la critique de ces dernières années. « On ne parle presque jamais de Laprade : il paraît presque étouffé entre Vigny et Leconte de Liste. Je lui ai fait sur deux ou trois points une place importante, qu’il me semble mériter. Si Leconte de Liste doit quelque chose à Vigny, il doit encore plus à Laprade. » Comme il arrive toujours en pareil cas, M. Canat dépasse la mesure :
- ↑ René Canat, le Sentiment de la solitude morale chez les Romantiques et les Parnassiens, 1 vol. in-8o. Hachette.