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« Dès que le Roi sera arrivé au Château, il lui sera donné une garde qui répondra de sa personne : pareille surveillance sera établie autour de la Reine et de l’héritier présomptif de la couronne. » Et, sur ce projet de mettre le Roi en arrestation, la discussion s’engagea, aigre, tumultueuse. En dépit d’une belle défense de Malouet, la gauche l’emporta sur les constitutionnels. Le décret est voté, augmenté d’un article 5, qui enjoint au ministre de la Justice « d’apposer le sceau de l’Etat aux décrets de l’Assemblée, sans qu’il soit besoin de la sanction ou de l’acceptation du Roi., » C’est la suspension, presque la déchéance, et les avancés exultans obtiennent que la nouvelle en soit, à son de trompe, publiée sur-le-champ dans tous les-quartiers de Paris. La porte est ouverte aux mesures révolutionnaires, et l’on vote, non sans disputes, la conversion en monnaie des cloches provenant des églises supprimées. On passe au paiement des pensions, mais l’inquiétude et l’angoisse grandissent ; toute la population de la ville est en ce moment massée autour des Tuileries et des Champs-Elysées, attendant le retour du Roi, annoncé pour six heures, et l’on entend, du Manège, l’immense rumeur qui monte de la foule. La séance, suspendue à trois heures, est reprise à cinq ; le mot d’ordre est : « Du calme, du calme. » L’Assemblée nationale tient à donner au monde le spectacle de sa magnifique indifférence pour tout ce qui n’est pas son devoir parlementaire ; et il a été entendu que, tandis que le Roi rentrera aux Tuileries » la discussion se poursuivra suivant l’ordre du jour.

Aussi, après lecture de quelques dépêches arrivées de Metz et de Strasbourg, voit-on monter à la tribune M. Bureaux de Pusy, rapporteur du projet de décret du Comité militaire sur les places de guerre. Mais le pouls de l’Assemblée bat la fièvre ; par les allans et venans, on apprend, de minute en minute, des nouvelles du dehors : le cortège royal a paru sur la hauteur de l’Etoile, il descend maintenant les Champs-Elysées ; le voilà à la place Louis XV ; il pénètre dans le jardin des Tuileries ; et M. Bureaux de Pusy, imperturbable, s’obstine dans la lecture de son rapport, que bien peu, sans doute, écoutent. Bon nombre de députés ont déserté leurs bancs et vont sur la terrasse des Feuillans pour assister, de là, au passage du Roi[1]

  1. « Une partie des députés sortit de la salle pour être témoins du spectacle ; on remarqua M. d’Orléans, ce qui parut au moins inconsidéré. » Mémoires de Petion :
    C’est là que se passa ce fait que M. de Guilhermy, l’un des députés, qui en fut le héros, racontait plus tard en ces termes, à son cousin, M. de Laborde :
    « ... On ramenait ce malheureux prince par le jardin des Tuileries, et on le faisait passer par l’allée du milieu... J’étais vis-à-vis de notre salle d’assemblée, au-dessous de l’allée des Feuillans, très affligé, causant avec plusieurs de mes camarades qui étaient assis derrière un tas de chaises empilées ; j’étais debout devant eux, ayant mon chapeau à la main. Au moment où parut le carrosse, qui portait, entassés, le Roi, la Reine, Mgr le Dauphin, Madame, Madame Elisabeth, Mme de Tourzel. gouvernante des Enfans de France, etc., un essaim de gardes nationaux s’éparpilla dans le jardin et l’un d’eux vint à moi, me criant à tue-tête de mettre mon chapeau, parce que Louis Capet et sa famille passaient. Dans ce moment, je n’étais pas dans une disposition d’esprit très flexible ; je le regardai avec mépris et lui répondis que c’était une raison pour rester découvert. Ce soldat courut sur moi, me menaçant de sa baïonnette et voulant me prendre au collet... je le repoussai avec une violence doublée par les sentimens dont j’étais assailli, il tomba les quatre fers en l’air. Dans ce moment, une trentaine de ces gueux-là tombèrent sur moi, me tirant en tout sens. En me débattant, je lançai mon chapeau, les défiant de me forcer à le mettre, — me le rapporte qui l’ose ! — Mes amis faisaient de vains efforts pour me dégager ; quelques-uns de ces hommes en uniforme, baissant le ton, disaient : C’est un député, il faut le laisser ; les autres criaient : C’est un député du côté des noirs, il faut l’écharper ! Dans ce hourvari passa un des gredins les plus signalés de l’Assemblée ; il se précipita au milieu d’eux, et leur ordonna de me laisser, leur objectant mon inviolabilité... la canaille obéit... Dans ce moment d’exaltation, tous les canons de Paris eussent été pointés sur moi qu’on ne m’eût pas fait remettre mon chapeau, et, à moins de le clouer sur ma tête, il n’y eût pas tenu. J’étais jeune alors, mais, aujourd’hui que je suis vieux, je ne crois pas, qu’en pareille occasion, je fusse ni plus souple, ni plus docile. » (Gazette de France, 22 janvier 1903.)