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heures, on était en route, sous un ciel de feu, sans un nuage, par une chaleur de 22 degrés, qui faisait prévoir une écrasante journée. Dès la porte de l’Evêché, le cortège se heurta à une cohue si dense qu’elle paraissait infranchissable : elle s’ouvrit pourtant, parmi les cris, devant les croupades des chevaux de la garde nationale parisienne, dont un détachement encadrait la berline[1]. Pétion avait repris sa place, sur la banquette, entre Madame Elisabeth et Mme de Tourzel : Madame Royale resta presque constamment sur ses genoux ; Barnave était assis au fond entre le Roi et la Reine, et tenait le Dauphin debout entre ses jambes ; sur le siège, les trois gardes du corps, très serrés sur l’étroit strapontin, étaient, comme les chevaux, la voiture, l’escorte elle-même, couverts de la poussière soulevée par les sabots des chevaux et le piétinement de la foule, et qui pénétrait dans la berline en tourbillons suffocans.

Le Roi, « tout aussi flegme, tout aussi tranquille que si rien n’eût été, » avait à ses côtés, dans la voiture, une carafe d’orangeade, dont il se versait de temps à autre, une rasade : il présentait lui-même le verre à Pétion auquel il servait complaisamment à boire. La Reine, Madame Elisabeth et Mme de Tourzel, pendant les treize heures que dura la route, ne manifestèrent aucun désir. Le jeune prince fut moins patient : une sorte de grande tasse d’argent servait à ses besoins. Le Roi la lui présenta à plusieurs reprises ; une fois même, ce fut Barnave qui s’acquitta de cet office.

A dix heures, on descendait la côte très rapide qui précède Claye, où l’on changea de chevaux. La bourgade traversée, dès qu’on eut repris au pas, dans la foule, la marche sur le pavé poudreux, la cohue, plus animée et plus bruyante, de nouveau assiégea la voiture : le bouillonnement de Paris envoyait son écume jusque-là : à chaque tour de roue, on sentait grandir les colères ; et cette marche lente vers l’immense ville dont on devinait à l’horizon la fermentation menaçante prenait, de cette expectative, une solennité tragique.

Villeparisis passé, vers midi, le cortège entrait dans le bois de Bondy ; un nouveau détachement de la garde à cheval parisienne était posté aux abords de la forêt : les cavaliers tentèrent de se frayer un passage jusqu’à la berline ; mais les grenadiers ne

  1. Mémoires de Pétion.