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jour-là ; puis, un vestibule contenant le charmant escalier, sur la rampe duquel la main de la Reine s’est posée. Les grandes chambres du premier étage avaient été réservées au repos de la famille royale : tandis que les femmes de chambre y réparaient la très modeste toilette de la Reine et que Mme de Tourzel lavait les enfans, Barnave, Pétion et La Tour-Maubourg se dégourdissaient sur la terrasse : l’endroit était frais, éloigné du bruit et à l’abri des indiscrets ; la vue qu’on y découvre est riante : la Marne, verte et claire, sur un fond de grandes herbes ondulantes, les maisons du faubourg de Condets sur l’autre rive, et, au delà, les coteaux de Jouarre.

Madame Elisabeth, prête la première, vint sur cette terrasse retrouver les commissaires : elle s’entretint assez longtemps avec Pétion, que décidément elle avait conquis : « Je serais bien étonné, écrit-il, si elle n’avait pas une belle et bonne âme, quoique très imbue des préjugés de naissance et gâtée par les vices d’une éducation de cour. » La Reine parut ensuite et fit quelques pas avec Barnave ; puis le Roi, descendant le perron, très bonhomme dans sa chemise sale et son habit de voyage brun peluché, s’approcha des députés et leur demanda, sans façon, s’ils voulaient lui faire le plaisir de dîner avec lui.

Sur le pont, aux berges de la rive droite, la foule entassée regardait, de loin, se jouer, dans ce jardinet, cette page d’histoire : on distinguait mal les personnages, mais on reconnaissait les deux enfans qui s’amusaient à courir en attendant le dîner. La table de la famille royale était dressée dans une des salles du rez-de-chaussée ; les députés ayant refusé l’invitation du Roi, dans la crainte de paraître suspects[1], demandèrent à être servis dans une autre pièce. Les repas furent « splendides, » au dire de Pétion[2] ; simples, mais proprement présentés, s’il faut en croire Mme de Tourzel ; un fait digne d’être rapporté est la conduite de Mme Régnard de Liste, qui ne voulut point consentir, quoique le Roi l’en priât, à prendre place à la table royale[3] :

  1. « Nous conférâmes, MM. Maubourg, Barnave et moi, pour savoir si nous accepterions. Cette familiarité, dit l’un, pourrait paraître suspecte. Comme ce n’est pas l’étiquette, on pourrait croire que c’est à l’occasion de sa situation malheureuse qu’il nous a invités. Nous convînmes de refuser, et nous fûmes lui dire que nous avions besoin de nous retirer pour notre correspondance, et qui nous empêchait de répondre à l’honneur qu’il nous faisait. » Voyage de Pétion.
  2. Mémoires.
  3. « ... La Reine ne vit près d’elle qu’une femme qui, à la modestie de son maintien, à la simplicité du costume qu’elle venait de prendre, avait plus l’air de vouloir demander des ordres que d’en donner, et la Reine désira savoir où est la maîtresse de la maison. — Dès que le Roi ou la Reine honorent une habitation de leur présence, eux seuls y sont les maîtres, répond à l’instant la digne femme. » Histoire de l’événement de Varennes, par le comte de Sèze, 1843.