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Une foule compacte barre la route, déborde sur les contre-allées, dans les champs, jusqu’à la Marne, qui coule, à cet endroit, tout près du chemin : foule tumultueuse, en désordre, deux mille hommes environ : gardes nationaux en uniformes divers, en blouse, en vareuse, à cheval, à pied, entassés sur des charrettes, débraillés, suans, assoiffés, poussiéreux, triomphans ; une ferme[1] pose de guingois son portail en colombier, à gauche de la route ; au bas d’une petite descente, la berline royale arrêtée, portières ouvertes, semble, dans la cohue effervescente, une épave sous une bourrasque.

Les trois commissaires ont mis pied à terre, les huissiers précèdent, les têtes se découvrent : « Place ! Silence ! Voilà les députés de l’Assemblée nationale ! » Un passage s’ouvre, dans la foule : ils arrivent à la portière de la berline, d’où sort un bruit confus ; la Reine, très émue, éplorée, se penche, les larmes aux yeux.

— Messieurs ! messieurs ! Ah ! monsieur de Maubourg !

Elle parle « avec précipitation, oppressée, » et prend la main e Maubourg ; son autre main se tend vers Barnave :

— Ah ! monsieur ! monsieur… qu’aucun malheur n’arrive !

  1. La ferme du Chêne-fendu.
    Il est assez difficile de préciser l’endroit où les commissaires de l’Assemblée rencontrèrent la berline royale ; les indications des témoins oculaires sont très peu d’accord : A Port-à-Buisson (sic), écrit le Roi dans son Journal. — A une lieue, une lieue et demie d’Épernay, sur une très belle route, dit Pétion. Entre Dormans et Épernay, à un quart de lieue environ avant d’arriver à Epernay, rapporta Barnave à l’Assemblée, le 25 juin. Entre Épernay et Dormans, note Valori. C’est aussi ce qu’écrit Mme de Tourzel. Ces indications, on le voit, sont assez vagues et presque contradictoires.
    Je crois qu’il faut attacher plus d’importance à ce que dit Mathieu Dumas : il était le stratégiste de l’affaire, il devait avoir, en cette qualité, examiné le pays avec plus d’attention que ses compagnons ; d’ailleurs, le renseignement qu’il donne est assez précis : Entre Château-Thierry et Châlons, à deux lieues au delà de Dormans, les voitures étaient arrêtées au bas d’une petite hauteur où la route se rapproche de la rive gauche de la Marne. En comparant ces lignes avec le procès-verbal des Châlonnais qui accompagnaient le Roi, gens du pays, connaissant les localités, on arrive à déterminer assez exactement le lieu de la rencontre, — MM. X. et X, précédant le Roi, dit ce procès-verbal, avaient, proche de la ferme de la Cave, fait la rencontre de MM. La Tour-Maubourg, Barnave et Pétion… ils sont retournés avec eux au-devant du Roi…, etc.
    Donc, les commissaires passèrent la ferme de la Cave avant de rencontrer le Roi ; au delà de cette ferme, il n’y a qu’un endroit où la route se rapproche de la rive gauche de la Marne : c’est la ferme du Chêne-fendu, et cette ferme se trouve, conformément encore à l’indication de Mathieu Dumas, » au bas d’une petite hauteur. » C’est là que les commissaires trouvèrent la berline royale arrêtée. On comprend très bien que la bande des marcheurs assoiffés qui l’entourait ait fait une halte dès qu’ils aperçurent, coulant contre le talus du chemin, la Marne, que depuis Épernay, la route n’avait pas côtoyée.