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même de se « rabattre » sur les veuves, et il fallut que Mlle Girault intervint plusieurs fois pour l’en empêcher.

Sa tristesse cependant augmentait chaque jour. Il se brouilla avec les philosophes ; et le baron de Breteuil, en qui il avait mis son dernier espoir, lui envoya ce billet qui le blessa profondément : « ... Vous n’êtes pas gentilhomme, je ne puis rien faire pour vous. » Il s’en fut alors dans sa sombre retraite de la rue Saint-Etienne du Mont, et composa ses Études de la Nature. Elles furent publiées en 1784, et attirèrent aussitôt l’attention du public sur leur auteur. Trois ans après, en 1787, quand parut Paul et Virginie, il fut célèbre et populaire ; des jeunes filles, alors, offrirent de l’épouser, car le roman tournait bien des têtes, parmi lesquelles on cite Mme Banda de Talhouet, Lucette Chapelle, Audoin de Pompéry, de Constant, de Keralio et Pinabel : il préféra la fille de son éditeur. Mlle Félicité Didot.

Bernardin de Saint-Pierre devait beaucoup de reconnaissance à Pierre-François Didot. Ignoré du public, et déjà sur l’âge, il cherchait un éditeur pour ses Études, et n’en trouvait point, lorsque le manuscrit tomba entre les mains d’un jeune homme, A. Didot, qui était attaché à la librairie de son père. Il parcourut l’œuvre et en parla à M. Bailly : celui-ci, qui avait toute la confiance de son patron, en dit quelques mots à ce dernier, et l’impression fut décidée. Ce fut pour Bernardin de Saint-Pierre une occasion naturelle d’entrer en relations suivies avec Pierre-François Didot ; et quand, après avoir publié Paul et Virginie, il fut devenu un auteur à la mode, quoique beaucoup de salons lui ouvrissent des portes qui jusque-là s’étaient tenues fermées pour lui, il continua de fréquenter quai des Grands-Augustins, d’autant plus volontiers qu’il y rencontrait Mlle Félicité Didot.

Epouser la fille de l’éditeur connu, dont il avait reçu de fortes avances en argent, cette idée devait bientôt germer dans le cerveau de ce coureur de dot qui désirait toujours se marier richement, et qui, à la fin de la Chaumière Indienne[1], faisait dire au Docteur, répétant une des trois réponses du paria sur la vérité : « On n’est heureux qu’avec une bonne femme. »

Félicité voyait souvent, quai des Grands-Augustins, l’écrivain célèbre et applaudi de ce Paul et Virginie, à la lecture duquel elle avait pleuré chez Mme Necker. Elle aimait à s’entretenir avec

  1. Elle parut en 1790.