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Elle a été assurée parce qu’il n’était pas alors dans les vues de Bismarck de la troubler. La guerre n’a pas éclaté parce qu’il ne l’a pas voulue. S’il l’avait voulue, il n’avait qu’à se maintenir dans la forteresse. Aucune puissance ne serait venue l’en chasser, et comme nous avions annoncé partout que nous ne l’y supporterions pas, nous aurions été obligés de prendre l’initiative des hostilités et de nous donner les apparences de l’agression, bien qu’il eût été encore le véritable provocateur. S’il ne l’a pas voulue, ce n’est point par humanité ou par sympathie envers la France, ou par prévision d’un trouble permanent dans la vie européenne. Il ne l’a pas voulue parce qu’il ne jugeait pas la Prusse en état de l’entreprendre en des conditions suffisantes de succès. Autant que Moltke, il était convaincu que « les Français, en raison de leur vanité nationale, ne supporteraient pas la pensée de voir la Prusse monter et la France baisser, et de renoncer gratis au rôle prépondérant qu’elle avait joué en Europe depuis Richelieu. » Il jugeait comme Moltke la guerre inévitable. Il différait en ce que ce féroce flegmatique, grisé par ses foudroyans succès, mal instruit du véritable état de l’armée française, croyait l’occasion propice de vider le duel fatal. Il avait adopté sans examen, ce qui étonne d’un homme si sérieux, les sottises de l’opposition française sur les arsenaux à sec, les effectifs épuisés, et il paraissait ignorer que nous venions d’adopter le fusil Chassepot bien supérieur à son médiocre fusil à aiguille (août 1866). « Rien ne saurait nous être plus agréable, écrivait-il que d’avoir tout de suite une guerre qui, malgré tout, est inévitable[1]. »

Bismarck croyait, au contraire, que, militairement, il avait tout intérêt à attendre et que plus la guerre était inévitable, plus il importait de se mettre en mesure de la rendre victorieuse. Il l’a répété si souvent qu’il n’est plus permis de l’ignorer ou de le contester. A Versailles, il disait un soir : « Si nous avions combattu pour le Luxembourg, que serait-il de nous maintenant ? Serais-je à Paris ou les Français seraient-ils à Berlin ? Nous n’étions pas alors à beaucoup près aussi forts que nous sommes maintenant. Sans doute l’opinion publique allemande eût été toute pour nous si nous nous étions battus pour le Luxembourg, mais cela n’aurait pas remplacé ce qui nous manquait[2], »

  1. Lettre à son frère Adolphe, mai 1867.
  2. Busch. Our chancellor, vol. II, p. 45.