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il nous fallait ne pas perdre de vue cette éventualité[1]. »

Benedetti, décidément clairvoyant depuis que Bismarck lui fermait sa porte, n’encouragea pas l’interprétation favorable de Paris : « Si je croyais le président du Conseil de bonne foi, j’y verrais un gage de son désir de se prêter aux arrangemens que nous avions en vue, et une manière d’y préparer l’Allemagne ; mais son attitude et son langage ont si profondément ébranlé ma confiance que j’incline plutôt aujourd’hui à y trouver un expédient imaginé pour nous inspirer une trompeuse sécurité. Des allusions insérées après coup ont été ajoutées pour nous ; il s’est bien gardé de laisser entrevoir à la Chambre, pendant qu’il lui parlait, la disposition de favoriser les avantages que nous pouvons désirer... Je ne serais pas étonné s’il avait conçu son discours uniquement pour nous abuser. C’est un moyen dont il a souvent fait usage. Pourquoi ne l’aurait-il pas employé en cette occasion ? » Et il renouvelait ses conseils d’attente et d’abstention. On l’y autorisa. En réalité, il pratiquait l’attente et l’abstention depuis son retour à Berlin.


V

A Paris, on s’occupait activement de rechercher des concours à l’appui des revendications auxquelles nous ne renoncions pas malgré notre réserve diplomatique à Berlin.

On se croyait assuré de l’Autriche depuis la nomination de Beust au ministère des Affaires étrangères (30 octobre 1866). Bismarck, aux yeux de qui la plupart des hommes n’étaient que des imbéciles, a dit un jour : « Quand je veux me former une opinion sur la valeur d’un adversaire, je soustrais d’abord sa vanité de l’ensemble de ses facultés. Si j’applique ce procédé à M. de Beust, il ne reste que peu de chose ou même rien du tout. » En réalité, il y avait dans Beust beaucoup plus que de la vanité. Sa figure fine et agréable dénotait de l’esprit, de la bonne humeur, une intelligence claire, prompte à comprendre et souple à s’adapter, mais tout à fait dépourvue de force, de sérieux, de résolution. On se sentait en présence d’un de ces innombrables hommes d’Etat qui ont plus facilement la parole à la bouche que la vaillance au cœur, fanfarons en propos, pusillanimes

  1. Souvenirs, t. II, p. 60.