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ce club des quartiers populaires, la guerre est devenue l’unique sujet de conversation et qui doute du succès des Russes est impitoyablement « blagué ; » souvent l’un de ces artisans parisiens, parmi lesquels il se rencontre tant d’esprits naturellement fins et distingués, se révèle stratégiste ; tout en déjeunant et en buvant sa chopine, il commente les nouvelles du jour et explique, avec cette clarté et ce goût de la méthode qui est l’un des caractères de notre peuple, la position des armées, le plan des généraux et l’issue certaine de la campagne ; lui-même et presque tous ses auditeurs tiennent pour les Russes : les contradicteurs sont rares ; quand il s’en trouve, ce sont presque toujours des ouvriers de grandes usines, plus assidus à la Bourse du travail qu’à l’atelier et endoctrinés par les professionnels de la politique.

La guerre russo-japonaise a permis à la grande majorité des Français de faire éclater ses sympathies spontanées pour la Russie ; mais, pour une minorité ardente et qui n’est pas sans influence dans les conseils du ministère, elle a été l’occasion de se séparer nettement de l’opinion presque unanime de la nation et d’entreprendre, au nom de la logique révolutionnaire, une violente campagne contre l’alliance franco-russe. Nous avons montré déjà pourquoi les socialistes internationalistes de tous les pays ont choisi le Japon pour champion de leurs idées. En France, le mouvement de l’opinion publique a été si puissant que, même dans les rangs « socialistes, » beaucoup, parmi ceux qui tiennent compte des faits, même lorsqu’ils paraissent en opposition avec leurs doctrines, ont reconnu que, dans l’intérêt même de la civilisation, la victoire du Japon pourrait avoir les conséquences les plus funestes, et ils sont tout au moins restés neutres. Tout autre a été l’attitude de M. Jaurès et de ses amis : se fiant à ce sentiment instinctif qui pousse les démocraties à redouter la guerre, il a, dans son discours de Saint-Etienne, montré la République entraînée, par une politique imprudente et anti-démocratique, à faire la guerre pour le tsar et risquant d’entrer en lutte avec l’Angleterre pour des intérêts qui ne sont pas les siens ; se servant habilement de la « déclaration » qui, en réponse au traité anglo-japonais, a paru étendre à l’Extrême-Orient l’alliance restée jusqu’alors européenne, il a condamné en bloc l’alliance elle-même et conclu que l’heure était venue de la « détendre. » Son discours a été l’acte le plus retentissant de toute une campagne habilement conduite. Dans l’Européen, dans les