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que l’on a parfois dépeint, est loin d’être cependant un péril imaginaire. L’industrie japonaise, depuis quelques années, n’est plus en progrès et sa production a presque cessé de s’accroître, car, si la main-d’œuvre est à bon marché, elle reste de très médiocre qualité et de faible rendement ; en sorte que le travail nippon ne semble pas sur le point de devenir une cause d’avilissement des salaires dans l’Europe occidentale : mais en serait-il de même si le Japon, victorieux des Russes et maître du Céleste-Empire, organisait le travail chinois et acclimatait en Chine la civilisation industrielle et le régime du salariat ? C’est alors, sans doute, que les marchés d’Extrême-Orient se fermeraient à la production européenne et que l’exportation des pays jaunes envahirait toutes les contrées dont la clientèle fait actuellement vivre les manufactures de l’Occident ; il serait surprenant qu’il n’en résultât pas un abaissement des salaires qui ne trouverait de remède que dans les barrières d’un régime ultra-protectionniste. Ce péril est si peu imaginaire que, depuis longtemps déjà, les États-Unis et l’Australie ont pris des mesures sévères pour défendre la main-d’œuvre blanche contre la concurrence du travail jaune ; tout récemment les travailleurs européens de la Colonie du Cap n’ont-ils pas, eux aussi, protesté énergiquement contre l’introduction des coolies chinois dans les mines du Rand ? La victoire du Japon sur la Russie serait le point de départ d’une ère nouvelle où la race jaune, sous l’impulsion des Nippons, adopterait tous les procédés et les outils de notre civilisation ; il en résulterait pour l’Europe des perturbations économiques qui retarderaient singulièrement la solution des grandes questions sociales.

Les hommes qui, dans les divers pays, conduisent ou inspirent les « partis socialistes » n’ignorent pas ces périls ; mais leurs préoccupations dominantes ne sont pas celles qui intéressent les travailleurs. La crise actuelle révèle leurs véritables tendances : avant d’être des « partis ouvriers, » ils sont des partis philosophiques, ou pour mieux dire religieux. C’est un credo qu’ils cherchent à substituer à un autre credo ; c’est un ensemble de doctrines en dehors desquelles il ne saurait y avoir ni Vérité, ni Justice, qu’ils prétendent imposer au monde : les questions sociales et ouvrières ne sont qu’une partie accessoire de leur programme ; l’amélioration du sort des masses populaires ne doit être, à leurs yeux, qu’une conséquence de la reconstruction