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leurs destinées à venir. L’extrême éloignement du champ de bataille, les proportions de la guerre qui met en branle la puissance de deux grands États dont l’un est européen ; l’immense chemin de fer à l’extrémité duquel le drame s’accomplit ; ce pays aux noms barbares qui n’ont jamais retenti dans notre histoire et que nos lèvres s’accoutument mal à prononcer ; ces peuples sauvages, Mandchous et Mongols, qui jadis, avec l’Empereur inflexible[1], furent les conquérans du monde et qui, tout à coup, réapparaissent sur la scène ; le paysage même où l’action va se dérouler, les trains qui roulent sur la glace et, dans la nuit sans lune, le glissement silencieux des torpilleurs ; tout, les acteurs, l’enjeu et le cadre, contribue à grandir l’impression saisissante que la guerre a produite dès la première heure sur les populations européennes. Un conflit dans les Balkans, cependant bien plus proches de nous, frapperait moins les imaginations ; là, dans ce domaine classique des complications diplomatiques, tout est prévu, escompté d’avance ; là-bas, au contraire, s’élabore un destin mystérieux dont le pressentiment inquiète et passionne les spectateurs. L’énigme, indéchiffrable pour nous, de l’âme jaune, ajoute à tout ce qui vient d’Extrême-Orient quelque chose de ce frisson que l’homme éprouve toujours en face des secrets qu’il ne peut pénétrer : les Romains durent connaître un sentiment analogue en présence des profondeurs insondées de la barbarie.

Suivre la trace de ces émotions dans les divers pays, chercher quels échos les premiers combats ont éveillés dans l’âme populaire, quels courans d’idées ou de sympathies ils ont suscités, c’est ce qui, dans la crise actuelle, peut conduire à des constatations intéressantes. C’est dans ces heures de surprise, avant que gouvernans et gouvernés aient eu le temps de choisir leur rôle, de composer leur visage et d’étudier leurs attitudes, que l’on peut saisir sur le vif les transformations encore invisibles qui s’élaborent dans l’épaisseur de la pâte sociale, et que se révèlent les courans latens qui poussent les peuples vers les révolutions, les précipitent vers la décadence ou les destinent à l’hégémonie.

  1. Le Tchinguiz-Khan (Gengis Khan).