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Dans une salle voisine, le Roi s’épongeait, entouré des municipaux et des administrateurs ; il était harassé de fatigue et noir de poussière : « Voilà ce que l’on gagne à voyager, » insinua l’un des Sparnassiens qui se trouvaient là.

Une espèce de conversation s’ensuivit : Louis XVI répéta « que son intention n’était pas de sortir de France, mais qu’il ne pouvait plus rester à Paris, où sa famille était en danger[1]. »

— Oh ! que si fait, monsieur, vous le pouviez, dit un des interlocuteurs.

Le Roi le regarda et se tut.

Le dîner fut servi dans une salle du rez-de-chaussée, dont les deux fenêtres ouvraient sur la cour, pleine d’une foule d’abord hurlante, mais que la calme résignation des dîneurs désarmait peu à peu...

— Ils ont pourtant l’air bien bon, dit une voix.

C’était l’impression unanime de ceux qui pouvaient approcher les captifs[2] ; mais la cohue, restée sous la voûte et dans la rue, se grisait complaisamment de fables stupides, dont fournissaient le fond la phénoménale gloutonnerie du Roi et l’effrontée coquetterie de la Reine. Aussi, quand, au bout d’une heure, le repas terminé, on dut traverser de nouveau cette populace exaspérée, le passage ne fut-il pas sans danger ; chacun des voyageurs rejoignit la berline encadré dans un groupe de gardes nationaux se tenant par le bras ; Mme de Tourzel, que portait presque le jeune Cazotte, fut hissée à peu près évanouie à sa banquette. Quand la Reine parut sur le marchepied, une femme lui jeta cet adieu :

— Allez, ma petite, on vous en fera voir bien d’autres !

Et l’on n’y faillit pas : dès la sortie d’Epernay, le rude calvaire recommença, l’escorte n’avait pour chef que Rayon, qui, depuis Sainte-Menehould, ne quittait pas « ses prisonniers[3]. » Mais son autorité était nulle : nulle aussi, celle de M. Roze, procureur général de la Marne, qui accompagnait la famille royale jusqu’aux limites du département ; les quelques Varennois obstinés que la longueur du chemin n’avait pas rebutés, traînés en charrette en tête du cortège, se contentaient de recevoir les ovations et les bravos. La meute rémoise était donc maîtresse et

  1. Journal de Louis XVI et de son peuple.
  2. Partie de plaisir, etc.
  3. Le Babillard, la Feuille du jour. Mercure universel, etc.