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à Chouilly, tout le village, averti de l’approche du Roi, se porta en masse à sa rencontre : un peu avant quatre heures, on aperçut la berline descendant la rampe de la Haute-Borne, jusqu’à l’entrée du bourg, vis-à-vis de la rue des Grès, où elle s’arrêta ; le soleil était brûlant ; voyageurs et équipage faisaient pitié ; les paysans de Chouilly virent avec horreur les misérables qui entouraient la voiture menacer du poing les prisonniers et cracher à la figure du Roi ; nul n’osa protester. Louis XVI restait impassible ; la Reine et Madame Elisabeth pleuraient de rage et d’indignation[1].

Quand le cortège s’éloigna, les gens de Chouilly gardaient l’impression que le Roi et la Reine ne parviendraient pas jusqu’à Paris : quelques-uns suivirent jusqu’à Epernay, où l’on s’arrêta à cinq heures, pour se rafraîchir, ou plutôt, comme l’écrivait pompeusement un Sparnassien de ce temps-là, — « pour avaler à longs traits la coupe de l’amertume. » Le faubourg de la Folie n’existait pas ; et, dès les premières maisons de la rue de Châlons, on stationna devant l’Hôtel de Rohan où le dîner était commandé ; la presse était telle devant l’auberge qu’il fallut presque livrer bataille pour creuser aux prisonniers un chemin dans la foule : la portière s’ouvrit ; ils passèrent sous les imprécations et les huées ; bras tendus, piques menaçantes, haches levées, un tonnerre de hurlemens et d’injures : la garde nationale de Pierry, village voisin d’Epernay, dégageait l’entrée de l’hôtel, mais nul endiguement ne pouvait tenir contre la formidable poussée de la foule, qui se rua dans la cour, entraînant pêle-mêle dans son écrasement la garde et la famille royale... Le Dauphin, qu’un des gardes du corps soulevait au-dessus du remous, n’apercevant plus ses parens, se mit à pousser des cris : l’officier de la garde de Pierry, — c’était le fils de Cazotte, — lui tendit ses bras et l’enfant s’y jeta en pleurant : Cazotte eut la joue mouillée de ses larmes ; il porta le petit prince dans une chambre où s’était réfugiée la Reine. Elle embrassa son fils, le consola ; la robe de Marie-Antoinette avait été déchirée dans la bagarre et elle cherchait tant bien que mal à se rajuster : Cazotte parvint à trouver et à ramener la fille de l’hôte, Mlle Vallée, « jeune personne de la plus jolie figure, » qui, toute rougissante, et les yeux pleins de pleurs, recousit la jupe de toile de la Reine.

  1. Étude historique de Chouilly, par M. l’abbé Barré, p. 227.