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ne l’a pas sollicitée et qu’on ne se sent pas tout à fait incapable de la remplir. »

Puis, peu à peu, à mesure que son élève s’ouvre à lui et s’attache à lui, il arrête son plan d’éducation. Un jeune prince n’a pas l’occasion de s’instruire à l’école du monde ; une barrière le sépare du reste des hommes : il faut que celui qui a la charge de le conduire lève cette barrière et, en le faisant profiter de sa propre expérience, le remette en contact avec le monde. « Pour le moment, tout savoir spécial est chose accessoire ; mais éveiller son esprit, appeler à la vie ce qui est en lui, lui faire comprendre quels germes sont déposés dans une âme immortelle, c’est à cela que je vise, et, à moins que tout ne me trompe, il sent déjà venir à lui comme le souffle d’une brise matinale. Le général et moi, nous sommes comme la première et la seconde Chambre, chargées de veiller au développement d’une nation, chacune à son point de vue. Le général, avec toutes les vieilles prétentions de la sainte légitimité, dit : « Il faut qu’un prince sache ceci et sache cela. » Moi, je dis : « Il faut d’abord qu’il sache ce que c’est que savoir ; qu’il ait la force de vouloir ce qui est bon, qu’il ait passé par cette gymnastique de l’esprit qui distingue l’homme développé de l’homme encore enveloppé en lui-même. Il faut d’abord qu’il soit un homme complet ; ensuite, je veux bien qu’il devienne un prince brandebourgeois selon les statuts de la maison de Hohenzollern. » Cette éducation libre, continue Curtius, cette éducation qui se propose avant tout de stimuler les facultés, inspire encore quelques doutes. La mère, selon l’habitude des femmes de s’attacher au détail, s’inquiète de ce que son fils ignore encore ceci ou cela. Comme si cela importait ! Heureusement, on ne me contrarie pas dans l’essentiel. Je console la mère, je persuade le général, et mon royal enfant fleurit dans la liberté de l’esprit. »

Les doutes qu’il appréhendait se dissipèrent promptement. Ils ne furent jamais bien sérieux chez la mère, qui avait puisé son libéralisme dans les traditions de la maison de Saxe-Weimar, dont elle était issue. Le 3 novembre 1845, un an après l’entrée en fonction de Curtius, elle lui écrivit une lettre où elle lui disait qu’elle considérait cet anniversaire comme celui de la seconde naissance de son fils. Puis ce fut le tour du précepteur, qui pourtant n’était pas sujet aux illusions, de s’applaudir du succès de son enseignement. « Je prévois avec certitude, écrit-il à son