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soixante-six ans, est intéressant en lui-même ; il nous offre l’image d’un savant qui n’a pas dédaigné d’être un écrivain et qui a puisé l’atticisme à la bonne source.


I

Les Curtius étaient une vieille famille patricienne de la ville libre de Lubeck, autrefois le chef-lieu de la Ligue hanséatique. Celui par qui elle a été illustrée reproduisait dans ses traits, au dire d’un homme qui l’a beaucoup fréquenté[1], le type des anciens Saxons, riverains de la Baltique et de la mer du Nord : les cheveux blonds, les yeux d’un bleu pâle, les sourcils abondans, le front haut, le profil accentué, les lèvres minces. Une expression de franchise et de bienveillance, d’affabilité prévenante et de bonté ingénue, était répandue sur toute la figure, surtout dans la jeunesse. On pouvait dire que l’homme qui regardait ainsi dans le monde ne ferait jamais rien qui ne fût à l’honneur de son nom et pour le bien de ses semblables.

La ville de Lubeck est bâtie en dos d’âne sur une presqu’île, entre deux cours d’eau, la Trave et la Wakenitz, qui se réunissent dans le port. Elle n’a plus retrouvé sa population d’autrefois, qui est évaluée à près de cent mille âmes ; mais ses portes massives, ses hauts pignons, ses clochers et ses tourelles lui donnent encore un air pittoresque, et son hôtel de ville, avec la grande salle où se tenaient les diètes de la Hanse, témoigne de sa gloire passée. Longtemps habituée à se défendre contre des voisins jaloux, elle a gardé son individualité, même au temps où elle a dû se fondre dans l’unité germanique. « Nous avons toujours considéré comme un bonheur pour nous, dit Ernest Curtius, d’avoir été élevés au sein d’une cité qui était notre patrie restreinte, et d’avoir grandi au milieu des monumens du passé. N’assistant que de loin à la poussée du monde moderne, mais prêtant une oreille attentive aux traditions des ancêtres, nous avons pu recueillir en nous, sans trouble, les enseignemens que nous offraient la maison et l’école, et en faire la nourriture de notre esprit[2]. »

Le père était syndic de la ville, chargé de la direction des affaires extérieures et de l’administration des écoles. C’était un

  1. Le fils du peintre Gurlitt (Erinnerungen an Ernst Curtius. Berlin, 1902).
  2. Notice sur George Curtius : Alterthum und Gegenwart, 3e volume.