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flamande dans une voie où, sans lui, tout porte à croire qu’elle ne se serait pas engagée ? Est-ce que, plus près de nous, l’œuvre dramatique et musicale de Richard Wagner n’a pas été véritablement « écrite pour une génération future ? » Est-ce qu’elle n’a point produit une véritable révolution, et dont les germes existaient, à coup sûr, avant elle, mais que rien, à coup sûr, ne pouvait faire prévoir, parmi l’engouement universel pour les opéras de Rossini et de Meyerbeer ? Avec sa théorie de la dépendance des hommes de génie à l’égard de leur temps, Leslie Stephen ne s’éloigne pas moins de la réalité des faits que ceux qui soutiennent l’hypothèse, toute contraire, du caractère morbide du génie, ce qui équivaut à faire de celui-ci une exception à son temps. Dans la réalité des faits, il y a plusieurs espèces d’hommes de génie, et appelés à jouer un nombre indéterminé de rôles différens. Il y en a qui, comme Shakspeare, « reçoivent docilement des formes toutes faites ; » et il y en a qui créent des formes nouvelles ; et, de ceux-ci, les uns imposent ces formes à leurs successeurs, tandis que d’autres en emportent le secret avec eux. Il y a des génies bienfaisans et il y en a de malfaisans, des organisateurs et des perturbateurs. Mais tout cela n’apparaît clairement que si, d’abord, on se rend compte par soi-même de ce qu’est au juste l’action immédiate du génie d’un artiste : faute de quoi, l’on se trouve forcément tenté, ainsi que l’a été toute sa vie l’agnostique Leslie Stephen, de supposer que ce qui est vrai d’un poète doit l’être de tous, le « poète » apparaissant alors, à la distance d’où l’aperçoit le critique, comme une mystérieuse entité unique et constante.


Heureusement ces théories générales, pour nombreuses qu’elles soient dans le dernier ouvrage de Leslie Stephen, de même que dans les précédens, n’y figurent le plus souvent qu’à titre d’épisodes ou de digressions ; et l’objet principal de l’auteur n’en reste pas moins d’ordre purement historique, consistant à raconter les transformations parallèles des mœurs et de la littérature anglaises au XVIIIe siècle. Ou plutôt il y a bien, dans le livre, une théorie qui se rapporte plus étroitement à cet objet principal, puisque c’est elle qui a conduit l’auteur à choisir la méthode d’exposition qu’il a, cette fois, adoptée : mais celle-là nous est présentée avec beaucoup plus de réserve et de précaution, et simplement comme une hypothèse permettant, mieux que toute autre, de reconstituer l’image authentique et complète des diverses époques d’une littérature. Elle est d’ailleurs, si je ne me trompe, nouvelle dans l’œuvre de Leslie Stephen qui, jusqu’alors, s’était toujours tenu, en principe et en fait, à la seule doctrine de l’influence