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Mme Humphry Ward, c’est dans l’œuvre historique et critique de Leslie Stephen que se manifeste à nous la réalisation la plus achevée de l’agnosticisme, avec son étroitesse prosaïque et son manque fatal de toute beauté, mais aussi avec la massive solidité de ses résultats.

Cependant il n’y a point d’agnostique si conséquent qui, comme le reste des hommes, ne soit forcé de s’élever parfois au-dessus des « faits particuliers dûment établis, » pour essayer d’en tirer une conclusion générale. Nous avons beau vouloir fermer notre porte à la philosophie : toujours elle trouve un passage pour se faufiler jusqu’à nous, ne fût-ce que sous la forme d’une ligne de conduite morale, d’une méthode de raisonnement, ou d’un principe de goût. Et Leslie Stephen n’a pas échappé à cette nécessité. Dénuée à un degré extraordinaire de couleur, de relief, d’accent, de toutes ces qualités littéraires qui supposent toujours une foi instinctive à des choses incapables d’être « mesurées » ni « pesées, » son œuvre est, au contraire, toute remplie de généralisations. Sans cesse l’auteur, à son insu ou malgré lui, se laisse aller au désir, — foncièrement anti-agnostique, mais non moins foncièrement humain, — de « découvrir un type général là où l’analyse et les tableaux statistiques ne révèlent rien que quelques faits particuliers dûment établis. » Tout au plus se réserve-t-il d’exposer ensuite lui-même des objections ou des limitations de détail aux théories qu’il vient d’énoncer : ce qui n’est point fait, certes, pour nous rendre plus clair le fil conducteur de son raisonnement ; mais celui-ci n’en poursuit pas moins son cours d’hypothèses en hypothèses, ne reprenant pied, par instans, sur le terrain des faits que pour se lancer de nouveau dans des « intuitions » souvent bien hardies et bien fantaisistes. Car c’est là surtout, dans ces vues d’ensemble sur les lois essentielles de la vie littéraire, que se fait sentir, chez Leslie Stephen, l’inconvénient d’une inaptitude personnelle trop complète à apprécier quelques-uns des attributs les plus importans de la littérature. Quand il s’en tient à reconstituer la généalogie matérielle ou intellectuelle de l’œuvre d’un poète, le critique peut encore, à la rigueur, se dispenser de goûter lui-même la beauté de cette œuvre ; mais, quand ensuite, à son propos, il prétend formuler les lois générales qui régissent la production des œuvres poétiques, aussitôt nous avons l’impression que quelque chose sonne faux, dans son hypothèse, et qu’il y a dans la poésie quelque chose d’indéfinissable que ses plus adroites formules ne parviennent pas à atteindre. Voici, par exemple, que Leslie Stephen, avant de raconter aux étudians d’Oxford la filiation des grands genres littéraires anglais au XVIIIe siècle, s’efforce de leur prouver, une fois