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ardeur au travail que, l’hiver passé, déjà fort accablé par la maladie qui devait l’emporter quelques mois plus tard, il avait accepté de faire, à l’Université d’Oxford, une série de conférences historiques sur la Littérature et la Société anglaises au XVIIIe siècle. Il n’avait pu, malheureusement, aller lire lui-même ces conférences : mais il n’en avait mis que plus de soin à les rédiger ; et le fait est que le volume qui les contient nous offre, en raccourci, une image parfaite à la fois des éminentes qualités et de certains défauts assez graves que l’on retrouve dans toute son œuvre, à tous les degrés de sa longue et fructueuse carrière.


Ces qualités et ces défauts, j’ai eu déjà l’occasion de les indiquer ici, à propos de la dernière série des Études d’un Biographe[1]. Non seulement personne, parmi les critiques anglais, ne connaissait mieux que Leslie Stephen l’histoire de la littérature et de la pensée nationales aux diverses époques, et surtout au XVIIIe siècle : personne non plus ne savait mieux que lui traiter cette histoire en historien, c’est-à-dire avec une impartialité complète, et toujours avec la louable préoccupation d’examiner les faits du passé à la lumière propre des temps où ils s’étaient produits. Tous ses écrits laissaient voir tant de science unie à tant de conscience que c’est à peine si l’on s’apercevait, en les lisant, de ce que l’enchaînement des idées avait trop souvent de pénible et d’artificiel. On s’apercevait davantage, à la vérité, de la fâcheuse gaucherie du style, qui tantôt dégénérait en platitude, et tantôt se perdait en des complications fatigantes : mais à cela encore on avait vite fait de se résigner chez un auteur dont chaque phrase était chargée, tout ensemble, de renseignemens précieux et de saine pensée. Le défaut capital de l’œuvre du vénérable historien anglais n’était, en somme, ni dans la faiblesse de ses transitions ni dans la pauvreté de son style : il était dans une incapacité foncière d’enthousiasme, ou d’illusion, ou plus simplement de foi, qui, du reste, tenait à l’essence la plus intime du caractère et du tempérament personnels de l’auteur. Car jamais peut-être il n’y eut un esprit plus pleinement, plus irrémédiablement « agnostique » que celui-là. Au lieu d’être pour Leslie Stephen, comme pour son ami Huxley, une religion nouvelle, embrassée et soutenue avec une ferveur batailleuse de néophyte, l’agnosticisme s’est trouvé répondre, chez lui, aux tendances naturelles d’une âme « positive » jusqu’à l’excentricité, hors d’état de s’intéresser, ni même de

  1. Voyez, dans la Revue du 15 janvier 1903, Deux problèmes d’histoire littéraire.