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que ce commerce rapporte, en moyenne, 75 millions au budget des Indes ! Quant au libertinage, il s’étale sans vergogne dans toute l’Asie païenne depuis l’Inde brahmanique jusqu’au Japon bouddhiste et il sévit encore dans la plupart des îles malayo-polynésiennes, où règnent l’Islam et le fétichisme. Tous ceux qui ont visité Tokio connaissent le Yoschivara, qui se trouve dans un jardin public de la capitale. Dans l’Hindoustan fleurit la prostitution sacrée, qui, dans l’antiquité, avait rendu célèbres les temples de Vénus en Chypre et à Corinthe. Il y a des temples brahmaniques, au service desquels sont attachées des troupes de courtisanes, les deva-dasi, et l’on invite ces danseuses aux fêtes de noces et même à des fêtes publiques pour divertir les assistans par leurs ballets[1].

Quand ces vices ne produisent pas la décrépitude et l’extinction rapide de la race, comme chez les Peaux-Rouges, les Nègres et les Polynésiens, ils aboutissent à deux résultats opposés, mais non moins funestes : le suicide ou l’ascétisme outré jusqu’à la torture. Le premier est fréquent chez les fumeurs d’opium, en Chine et en Corée, comme chez nos morphinomanes. Il est même, chez les Hindous, favorisé par le dogme de la métempsycose. Chez cette race, plus idéaliste, le dégoût de la vie terre à terre porte les païens à se mortifier, afin de se rendre capables de boire à la source de la vie divine. Les cilices des moines et les lanières à pointes de fer des flagellans du moyen âge sont des jeux d’enfans, comparés aux supplices raffinés que s’infligent les fakirs hindous et les Aïssaouas musulmans. Mais ce n’est rien encore auprès du raffinement de piété filiale de certains Chinois : que dire de ces fils et de ces filles, qui se coupent des morceaux de chair et en font de la soupe, pour l’offrir en guise de remède à leurs parens malades ? Ces mêmes Chinois, d’ailleurs, abandonnent dans des impasses ou au fond des fossés leurs enfans atteints de maladie incurable ou qu’ils ne peuvent nourrir, et livrent leurs filles aveugles à la prostitution. Et voilà les mœurs de ces païens, que nos libres penseurs nous représentent comme des êtres innocens et comme des anges de douceur, dont les missionnaires viennent gâter la naïveté et troubler le parfait bonheur !

  1. Il y a 12 000 de ces deva-dasi dans la seule province de Madras. Voyez Dennis, Christian Missions and Social Progress, Chicago, 1899, 2 vol. in-8o, II, p. 145, notes 1 et 2.